— Où se les procure-t-il ? Les achète-t-il aux gens de la ville ? Se founit-il auprès des hommes d’outreciel ?
— Pas la peine. Ils sont chez lui, ils sont à lui.
Serpent tremblait aussi violemment que son antagoniste. Elle serra fortement ses genoux dans ses mains puis, ayant bandé tous ses muscles, se détendit lentement. Ses mains cessèrent de trembloter.
— Il s’est fâché contre moi et m’a renvoyé, continua le fou. J’ai été malade, mais malade !… Et puis j’ai entendu parler d’une guérisseuse et je suis parti à votre recherche, mais vous n’étiez pas là et vous aviez emporté le serpent du réve ! Il débita le reste de son récit plus rapidement et d’une voix plus forte :
— Les gens m’ont chassé mais je vous ai suivie, suivie, suivie jusqu’à votre retour dans le désert, là je ne pouvais plus vous suivre, rien à faire, j’ai voulu retourner au pays mais je n’ai pas pu, alors je me suis couché pour mourir mais, là aussi, je n’ai pas pu. Pourquoi êtes-vous revenue droit sur moi alors que vous n’avez plus le serpent du rêve ? Pourquoi ne pas me laisser mourir en paix ?
— Tu ne vas pas mourir, dit Serpent. Tu vas vivre le temps de me conduire à North et à ses serpents du rêve. Ensuite tu pourras vivre ou mourir, à ton gré ; ce sera ton affaire.
Le fou la regarda avec de grands yeux.
— Mais North m’a renvoyé.
— Tu ne lui dois plus obéissance. Il n’a plus de pouvoir sur toi s’il refuse de contenter tes désirs. La seule chance qui te reste est de m’aider à me procurer des serpents du rêve.
Le pauvre hère fixa longuement la guérisseuse, le front plissé, perdu dans une profonde méditation. Soudain son visage s’éclaira, exprimant la sérénité, la félicité. Il se dirigea vers Serpent, trébucha, rampa jusqu’à elle. À genoux, il lui saisit les mains. Les siennes étaient crasseuses, calleuses. La bague qui avait blessé la jeune femme au front avait perdu sa pierre.
— Vous voulez dire que vous allez m’aider à avoir un serpent du rêve pour moi tout seul ? demanda-t-il en souriant. Pour l’utiliser à tout instant ?
— Oui, dit Serpent, les dents serrées.
Elle retira ses mains comme le fou s’inclinait pour les embrasser. Elle avait beau se dire que sa promesse était le seul moyen de s’assurer la collaboration de cet individu, elle avait le sentiment d’avoir commis un péché abominable.
11
Le clair de lune brillait faiblement sur l’excellente route de La Montagne. Arevin chevaucha jusqu’à la nuit, tellement absorbé par ses pensées qu’il ne remarqua pas le moment où le flamboiement du coucher de soleil se fût consumé pour laisser place au crépuscule. Bien qu’il fût à plusieurs jours de voyage du centre des guérisseurs, il n’avait encore rencontré personne qui pût lui donner des nouvelles de Serpent. Il n’y avait plus rien au sud de La Montagne, c’était donc le dernier endroit où elle pouvait se trouver. Sur ses cartes des montagnes Centrales, Arevin voyait une piste à bétail qui franchissait la chaîne du Levant par un col, mais ne menait pas plus loin : une impasse. Dans cette région comme dans celle d’Arevin, les voyageurs ne s’aventuraient pas à l’extrême sud de leur monde.
Arevin essaya de s’imaginer ce qu’il ferait s’il ne trouvait pas Serpent. Il était trop loin de la crête pour entrevoir le désert du Levant, et il ne s’en plaignait pas. Faute d’assister aux premières tempêtes, il pouvait imaginer que le temps restait au calme plus longtemps qu’à l’accoutumée.
Au détour d’une large courbe, il regarda devant lui en masquant sa lanterne. Des lumières : les douces lumières jaunes de lampes à gaz. La ville était comme une parure d’étincelles répandues sur la pente, bien groupées à l’exception de quelques rares points lumineux disséminés au fond de la vallée.
Arevin avait découvert plusieurs villes, mais il s’étonnait encore de voir les citadins poursuivre leur travail et leurs affaires si longtemps après la tombée de la nuit. Il décida de continuer sa route jusqu’à La Montagne ; peut-être y obtiendrait-il des nouvelles de Serpent cette nuit même. Il s’enveloppa plus étroitement de sa robe pour se protéger du froid nocturne.
Il s’assoupit malgré lui et ne se réveilla qu’au moment où les sabots de son cheval se mirent à résonner sur le cailloutis d’une rue. Il n’y avait plus là aucune activité ; il se dirigea donc vers le centre de la ville. Là, parmi les tavernes et autres lieux de plaisir, il faisait aussi clair qu’en plein jour et les Montagnards se comportaient comme s’ils ignoraient que la nuit était tombée. Il vit par l’entrée d’une taverne des travailleurs qui chantaient en se tenant par les épaules, la voix de contralto étant relativement basse. Comme la taverne faisait partie d’une auberge, il arrêta son cheval et mit pied à terre. Le conseil que Thad lui avait donné de se renseigner dans les auberges était judicieux, et pourtant aucun aubergiste, jusque-là, n’avait pu lui fournir la moindre information utile.
Il entra. Les chanteurs continuaient leur numéro et leurs voix couvraient l’accompagnement musical qu’une joueuse de flûte, assise dans un coin, semblait improviser tant bien que mal. Elle posa son instrument sur ses genoux, prit un gobelet de faïence et but à petites gorgées : de la bière, pensa Arevin. La sympathique odeur de levure imprégnait la salle.
Les chanteurs attaquèrent un autre morceau, mais la contralto ferma brusquement la bouche et fixa Arevin. Un des hommes lui jeta un coup d’œil. La chanson expira par à-coups, tandis que les autres suivaient le regard de la contralto. La mélodie de la joueuse de flûte se termina sourdement par une montée dans l’aigu suivie d’un plongeon dans le grave. L’attention de tous se porta sur Arevin.
— Je vous salue, dit-il cérémonieusement. Je désirerais parler au propriétaire si la chose est possible.
Personne ne bougea. Puis la contralto se leva brusquement en faisant tomber son tabouret.
— Je… je vais voir si je peux la trouver.
Elle disparut par une entrée garnie d’une tenture.
Nul ne disait mot, pas même le barman. Arevin ne savait que dire. Etait-il poussiéreux et sale au point de frapper ces gens de stupeur ? En tout cas, dans une ville commerçante comme celle-là, on devait être habitué à voir des voyageurs habillés comme lui. Que faire ? Soutenir leurs regards et attendre. Peut-être allaient-ils se remettre à chanter ou à boire de la bière, ou lui demander s’il avait soif.
Ils restèrent figés. Arevin attendait.
Il se sentait légèrement ridicule. Il fit un pas en avant avec l’espoir de rompre la tension en agissant comme si de rien n’était. Mais à peine eut-il ébauché ce geste que chacun eut un mouvement de recul et parut retenir son souffle. La tension qui régnait dans la salle n’était pas de celles que produit la seule arrivée d’un étranger, mais plutôt la crispation provoquée par l’apparition d’un ennemi attendu. Quelqu’un murmura dans l’oreille d’un voisin, et le ton de sa voix paraissait menaçant.
Le rideau de l’entrée s’ouvrit et une grande femme se dressa dans la pénombre. La propriétaire s’avança en pleine lumière et, sans crainte, dévisagea Arevin.
— Vous désirez me parler ?
Elle avait la taille d’Arevin et une élégance sévère. Elle ne souriait pas. Les gens de la montagne étaient prompts à exprimer leurs sentiments, aussi Arevin se demanda-t-il s’il n’avait pas commis la bévue d’entrer dans une maison privée, ou enfreint une coutume qu’il ne connaissait pas.
— Oui, dit-il. Je cherche Serpent, la guérisseuse. J’espérais la trouver dans votre ville.
— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
Arevin était perplexe : Comment La Montagne, si tous les voyageurs y étaient traités aussi impoliment, pouvait-elle être une ville si prospère ?