— Si elle n’est pas ici, c’est qu’elle n’est jamais parvenue aux montagnes Centrales… elle doit encore se trouver dans le désert du Ponant et la saison des tempêtes approche.
— Pourquoi la cherchez-vous ?
Arevin se crut autorisé à froncer légèrement les sourcils car l’impolitesse de telles questions dépassait les bornes.
— Je ne vois pas en quoi cela vous regarde, dit-il. Si l’on ignore chez vous les règles de la politesse la plus élémentaire, je vais m’adresser ailleurs.
Tournant les talons, il faillit se heurter à deux personnes qui portaient des insignes sur leurs cols et avaient des chaînes à la main.
— Suivez-nous, s’il vous plaît, dit l’une d’elles.
— Pour quelle raison ?
— Vous êtes soupçonné de coups et blessures, dit l’autre garde.
Arevin le regarda, éberlué.
— Coups et blessures ? Je viens d’arriver à La Montagne !
— C’est à vérifier.
La femme qui avait parlé la première voulut lui attraper le poignet pour lui passer les menottes. Il eut un violent mouvement de recul mais elle maintint son étreinte. Il se débattit en une mêlée confuse contre ses deux agresseurs, qui étaient chaudement encouragés par les clients du bar. Il venait de faire une grande embardée lorsqu’il fut frappé à la tempe par quelque chose de dur. Ses genoux cédèrent et il s’affaissa.
Arevin s’éveilla dans une petite pièce aux murs de pierre, éclairée par une seule fenêtre haute. Il avait un violent mal de tête. Il ne pouvait comprendre ce qui lui était arrivé car les commerçants qui passaient dans son village pour y acheter du drap parlaient de La Montagne comme d’une ville où régnait un esprit d’équité. Peut-être ces bandits de la ville ne s’en prenaient-ils qu’aux voyageurs solitaires et laissaient-ils en paix les caravanes bien défendues. Sa ceinture, avec toute sa fortune et son couteau, avait disparu. On aurait pu tout aussi bien, pensait-il, l’assassiner dans une ruelle obscure. En tout cas, il n’était plus enchaîné.
S’asseyant lentement, s’immobilisant lorsque la tête lui tournait, il regarda autour de lui. Il entendit des pas dans le couloir, se leva d’un bond, trébucha, se rattrapa, et mit l’œil aux barreaux de la minuscule ouverture aménagée dans sa porte. Les pas s’éloignèrent.
— Est-ce ainsi que vous traitez les étrangers qui visitent votre ville ? cria-t-il.
Arevin n’était pas un homme dont on pût aisément perturber l’humeur égale, pourtant il était furieux.
Personne ne répondit. Il lâcha les barreaux et se laissa retomber à terre. Il ne voyait rien en dehors de sa prison si ce n’est un mur de pierre. La fenêtre était hors de sa portée, même s’il déplaçait le lourd lit de bois pour grimper dessus. Sa cellule n’était éclairée que par un vague rayon de soleil frappant le haut du mur. Arevin avait été dépouillé de sa robe et de ses bottes ; et il ne lui restait que sa longue culotte de cheval bouffante.
Lentement il se calma, résigné à prendre son mal en patience.
Un pas bancal, ponctué de coups de canne : une personne boiteuse se dirigeait vers sa cellule. Cette fois, Arevin se contenta d’attendre.
La clé cliqueta et la porte s’ouvrit. Des gardes portant le même insigne que ses agresseurs de la veille entrèrent les premiers, avec circonspection. Ils étaient trois, ce qui parut étrange à Arevin puisqu’il n’avait même pas été capable de maîtriser les deux précédents. Ce n’était pas un lutteur expérimenté. Dans son clan les adultes séparaient les enfants lorsqu’ils se battaient et s’efforçaient de les aider à aplanir leurs différends par la parole.
S’appuyant sur quelqu’un d’autre en même temps que sur sa canne, un homme grand, aux cheveux noirs, entra dans la cellule. Arevin ne daigna ni le saluer ni se lever. Ils se regardèrent en chiens de faïence pendant quelques moments.
— La guérisseuse ne craint plus rien de toi. Dieu merci, dit l’homme de haute stature.
La personne qui le soutenait le quitta un instant pour lui apporter un fauteuil. Arevin vit, lorsqu’il s’assit que sa claudication n’était pas congénitale : sa jambe droite était entourée d’épais bandages.
— Elle vous a soigné, dit Arevin. Alors pourquoi attaquer ceux qui sont à sa recherche ?
— Tu contrefais à merveille l’homme sain d’esprit. Mais je suppose que si l’on t’observait pendant quelques jours tu recommencerais à divaguer.
— Je me mettrai très certainement à divaguer si vous me laissez moisir ici.
— Crois-tu que nous allons te relâcher pour que tu repartes à la poursuite de la guérisseuse ?
— Elle est ici ? demanda anxieusement Arevin, oubliant son quant-à-soi. Elle est certainement sortie saine et sauve du désert si vous l’avez vue.
L’homme aux cheveux noirs fixa Arevin un moment.
— Je suis étonné du soin que tu prends de sa sécurité. Mais au fait, il est bien naturel qu’un fou fasse preuve d’inconséquence.
— Un fou !
— Calme-toi. Nous savons que tu l’as agressée.
— Agressée ! Elle a été attaquée ? C’est grave ? Où est-elle ?
— Par souci de sa sécurité, je ne te répondrai pas.
Arevin détourna les yeux et chercha à se concentrer.
Il éprouvait un curieux mélange de trouble et de soulagement. Serpent ne se trouvait plus dans le désert, ce point était acquis. Elle devait être hors de danger.
Un éclat du mur de pierre réfléchit la lumière. Arevin fixa ce point scintillant en un effort pour se contenir. Il regarda son interlocuteur en ébauchant un sourire.
— Tout cela est absurde, dit-il. Faites-la venir ici et elle vous dira que nous sommes amis.
— Vraiment ? Et à qui aura-t-elle l’honneur ?
— Dites-lui… que c’est celui dont elle connaît le nom.
Le grand gaillard se renfrogna.
— Vous et vos superstitions de barbares… !
— Elle sait qui je suis, dit Arevin, refusant de s’en laisser imposer.
— Tu veux être confronté avec la guérisseuse ?
— Confronté !
L’homme à la jambe bandée se cala dans son fauteuil et s’adressa à son aide.
— Eh bien, Brian, une chose est sûre, c’est qu’il ne parle pas comme un fou.
— Non, monsieur, lui répondit le vieil homme.
Le grand brun semblait fixer Arevin sans le voir, son regard se perdant sur le mur de la cellule.
— Je me demande ce que Gabriel…
Il s’interrompit, puis jeta un regard sur son assistant et lui dit, trahissant un certain embarras :
— Le fait est qu’il avait parfois de bonnes idées dans de pareilles situations.
— Oui, monsieur le maire, c’est vrai.
Il se fit un long silence, un silence chargé. Arevin savait que les gardes, le maire et le vieux Brian n’allaient pas tarder à se retirer. À l’idée de se retrouver seul, confiné dans cette minuscule cellule, Arevin sentit une goutte de sueur froide lui couler sur le côté.
— Eh bien…, dit le maire.
— Monsieur… ? dit une des gardes d’une voix hésitante.
Le maire se tourna vers elle.
— Eh bien, parle. Je n’ai aucune envie d’emprisonner des innocents, mais nous avons eu trop de fous en liberté ces derniers temps.
— Il a paru surpris la nuit dernière quand nous l’avons arrêté. Je pense que sa surprise n’était pas feinte. Mme Serpent s’est battue avec le fou, ne l’oubliez pas. Je l’ai vue à son retour. Elle avait eu le dessus et elle était sérieusement contusionnée. Et pourtant, cet homme n’a pas la moindre marque de coups.
À ces mots Arevin dut faire un effort sur lui-même pour ne pas s’informer une fois de plus de l’état de Serpent. En tout cas il se refusait à quémander quoi que ce fût de ces gens-là.