— Cela me paraît judicieux. Rien ne t’échappe, dit le maire.
— Êtes-vous contusionné ? demanda-t-il à Arevin.
— Non.
— Vous voudrez bien me pardonner si j’insiste pour en avoir la preuve.
Arevin se leva. Bien qu’il lui fût odieux de se dévêtir devant des étrangers, il ouvrit son pantalon et le fit tomber sur ses chevilles. Il se laissa examiner par le maire, puis se retourna lentement. Il s’était rappelé soudain sa bagarre de la nuit précédente, et il craignait qu’il en restât quelque trace sur son corps. Mais comme personne ne fit aucun commentaire, il pivota une fois de plus et remit son pantalon.
Alors le vieil homme s’avança vers lui. Les gardes se raidirent. Arevin conservait une immobilité absolue. Ces gens-là pouvaient interpréter le moindre mouvement comme une menace.
— Attention, Brian, dit le maire.
Brian leva les mains d’Arevin, les examina soigneusement une face après l’autre, les laissa tomber. Il regagna sa place auprès du maire.
— Il ne porte pas de bague. Je doute qu’il en ait jamais porté. Ses mains sont basanées, sans aucune marque. La guérisseuse a précisé que sa coupure au front avait été causée par une bague.
— Alors, ta conclusion ? dit le maire, piaffant d’impatience.
— Comme vous dites, monsieur, il ne parle pas comme un fou. D’autre part un fou ne serait pas nécessairement stupide, et ce serait stupide de la part d’un homme en robe du désert de s’informer sur la guérisseuse… à moins d’être innocent du crime et d’en tout ignorer. J’incline à croire cet homme sur parole.
Le maire jeta un regard sur son assistant puis sur la garde.
— J’espère, dit-il, et ce ne semblait pas être pur badinage, que vous m’avertirez loyalement si l’un ou l’autre d’entre vous décide de se porter candidat au poste que j’occupe. Si nous te mettons en présence de la guérisseuse, dit-il à l’adresse d’Arevin, porteras-tu des chaînes jusqu’à ce qu’elle t’ait identifié ?
Arevin sentait encore les menottes qu’on lui avait passées la veille, ce fer qui l’enchaînait et lui glaçait la peau jusqu’aux os. Mais Serpent leur rirait au nez lorsqu’ils lui parleraient de chaînes. Cette fois il sourit franchement.
— Transmettez mon message à la guérisseuse, dit-il. Vous déciderez ensuite s’il est nécessaire de m’enchaîner.
Brian aida son maître à se lever. Le maire se tourna vers la garde qui croyait à l’innocence d’Arevin.
— Tenez-vous prête, dit-il. Je l’enverrai chercher.
Elle acquiesça.
La garde revint avec ses collègues, et des chaînes au sinistre cliquetis. À cette vue, Arevin fut horrifié. Il avait espéré que Serpent serait la première personne à franchir sa porte. Il se leva, déconcerté, tandis que la garde s’avançait vers lui.
— Désolée, dit-elle.
Elle fixa une bande de métal glacial autour de sa taille, passa une menotte à son poignet gauche et glissa la chaîne dans un anneau de la bande métallique, puis boucla l’autre menotte sur son poignet droit. On l’emmena dans le vestibule.
Il savait bien que cette humiliation n’était pas l’œuvre de Serpent. Ou alors la personne à laquelle il donnait ce nom n’était qu’un fantasme de son esprit, dépourvu de toute réalité. Mais il eût préféré la mort d’un être réel, Serpent ou lui-même, à la mort de ses illusions.
Peut-être y avait-il eu malentendu. Les gardes avaient pu mal interpréter les ordres donnés, ou peut-être n’avait-on pas pris le temps de leur préciser qu’ils n’avaient pas à l’enchaîner. Arevin résolut de supporter cette erreur humiliante en homme fier et sans rien perdre de sa sérénité.
Les gardes l’amenèrent en plein jour, et il en fut un moment ébloui. Puis on l’introduisit dans un autre endroit dont l’obscurité le surprit. On lui fit monter un escalier où il trébuchait de temps à autre.
La pièce où il fut conduit n’était pas moins sombre. Il s’arrêta sur le seuil, distinguant à peine une forme emmitouflée d’une couverture, assise dans un fauteuil et lui tournant le dos.
— Guérisseuse, dit un garde, voici l’homme qui prétend être votre ami.
La forme resta immobile et muette.
Arevin était pétrifié de peur. Si elle avait été attaquée… si elle était grièvement blessée, si elle ne pouvait plus ni parler ni bouger, ni trouver ridicule qu’on l’enchaînât… Il risqua vers elle un pas hésitant, un second pas ; il voulait se précipiter vers elle et lui proposer ses soins dévoués, il voulait fuir pour ne garder d’elle que le souvenir d’un être vivant, valide et fort.
Il voyait sa main pendre mollement. Il tomba à côté de la forme voilée.
— Serpent…
Ses entraves le rendaient maladroit. Il prit la main pendante et se courba pour l’embrasser.
À peine l’eut-il touchée, avant même de voir que cette main était lisse et sans cicatrice, il sut que ce n’était pas celle de Serpent. Il se jeta en arrière avec un cri de désespoir.
— Où est-elle ?
La femme emmitouflée se débarrassa vivement de sa couverture en poussant un cri, elle aussi – un cri de honte. Elle s’agenouilla devant Arevin, les bras tendus vers lui, les joues baignées de larmes.
— Je suis désolée, dit-elle. Veuillez me pardonner.
Elle s’affaissa et ses longs cheveux noirs recouvrirent son beau visage.
Le maire sortit en boitant du coin sombre où il s’était tenu. Brian soutint Arevin cette fois, et au bout d’un moment, les chaînes tombèrent à terre avec fracas.
— Je n’étais pas parfaitement convaincu par ces histoires de contusions et de bagues, dit le maire. Je vous crois maintenant.
Arevin entendit ces mots sans en enregistrer le sens. Il savait que Serpent n’était pas là, qu’elle n’était pas à La Montagne. Jamais elle ne se serait prêtée à une pareille comédie.
— Où est-elle ? murmura-t-il.
— Elle est partie pour la grande cité. Centre.
Arevin est assis sur le divan luxueux d’une des chambres d’amis du maire. C’est la chambre qu’a occupée Serpent : mais le jeune homme s’efforce en vain d’y sentir flotter un reste de sa présence.
Les rideaux s’ouvrent sur la nuit. Arevin n’a pas bougé depuis qu’il a quitté le poste d’observation d’où il a contemplé le désert du Levant et la houle des massives nuées d’orage. Les vents meurtriers transforment les grains de sable coupants en projectiles mortels. Même de lourds vêtements ne protégeraient pas Arevin contre pareille tempête, pas plus que le courage du désespoir poussé jusqu’à ses dernières limites. Quelques instants dans le désert le tueraient ; au bout d’une heure ses os seraient à nu. Au printemps, il ne resterait nulle trace de lui.
Si Serpent est encore dans le désert, elle est morte.
Les yeux d’Arevin sont secs de larmes. Lorsqu’il apprendra la nouvelle de sa mort, il la pleurera. Mais il ne croit pas qu’elle soit morte. Est-ce de sa part stupidité de penser que si Serpent n’était plus en vie il le saurait ? Si souvent qu’il se soit interrogé sur lui-même, jamais l’idée ne lui est venue qu’il pouvait être stupide. Le père aîné de Stavin, cousin d’Arevin, avait pressenti que l’enfant était malade ; il avait regagné le clan un mois d’avance avec un des troupeaux. Et pourtant, si les nœuds de la famille et de l’amour l’attachaient à Stavin, il n’était pas uni à lui par les liens du sang. Arevin veut se persuader qu’il est doué de la même prescience.
On frappe à sa porte.
— Entrez, dit-il à contrecœur.
Apparaît Larril, la servante qui a tenu le rôle de Serpent.