— Ça va ?
— Oui.
— Voulez-vous à dîner ?
— Je la croyais hors de danger. Mais elle est dans le désert et la saison des tempêtes a commencé.
— Elle a eu largement le temps de gagner Centre.
— J’ai appris beaucoup sur la cité, dit Arevin. Ses habitants peuvent être cruels. Supposez qu’ils ne l’aient pas laissée entrer ?
— Elle aurait même eu le temps de revenir.
— Mais elle n’est pas revenue. Personne ne l’a vue. Si elle était ici, tout le monde le saurait.
Il prend le silence de Larril pour un acquiescement. Moroses, ils regardent par la fenêtre.
— Peut-être…
Larril s’interrompt.
— Quoi ?
— Vous devriez peut-être vous reposer en l’attendant. Depuis le temps que vous la cherchez partout.
— Ce n’est pas ce que vous vouliez dire.
— Non.
— Dites-le-moi, s’il vous plaît.
— Il existe un autre col qui mène vers le sud. Personne ne l’utilise plus aujourd’hui. Mais il est plus proche de Centre que La Montagne.
— Vous avez raison, dit Arevin, s’efforçant de se remémorer la carte avec précision. A-t-elle pu passer par là ?
— Vos espoirs ont été si souvent déçus.
— Oui.
— Je suis désolée.
— Mais je vous remercie. Qui sait si j’aurais remarqué ce col en revoyant la carte, ou si j’aurais abandonné tout espoir. Je pars demain pour là-bas. Une fois déjà j’ai voulu l’attendre et j’en ai été incapable. Si je recommence je risque de devenir le fou pour lequel vous me preniez tous. Je suis votre obligé.
Elle détourne les yeux.
— Tous les habitants de cette maison ont une dette envers vous, de celles qu’on ne peut même pas acquitter.
— N’en parlons plus, dit-il.
Cette réponse paraît apporter quelque réconfort à la jeune femme. Arevin regarde de nouveau par la fenêtre.
— La guérisseuse a été bonne pour moi, et tu es son ami, dit Larril. Puis-je faire quelque chose pour toi ?
— Non, dit Arevin, rien.
Elle hésite, tourne les talons, s’éloigne. Au bout d’un moment Arevin s’avise qu’il n’a pas entendu la porte se refermer. Il jette un regard par-dessus son épaule juste au moment où son battant achève de pivoter sur les gonds.
Le fou ne pouvait ou ne voulait toujours pas se rappeler son nom.
Peut-être, pensa Serpent, était-il, comme Arevin, d’un clan où l’on ne révèle pas son nom aux étrangers.
Mais il n’eût pas été à sa place dans le clan d’Arevin : ses membres étaient solides et maîtres d’eux-mêmes ; le fou était fragile et fantasque. Tantôt il remerciait la guérisseuse pour le serpent du rêve qu’elle lui avait promis, tantôt il pleurnichait et gémissait, disait qu’il était fichu, que North allait le tuer. Et impossible de le faire taire.
Serpent était heureuse de se retrouver dans les montagnes et de pouvoir voyager de jour. Dans la fraîcheur matinale, la piste étroite et embrumée avait quelque chose de magique. Les chevaux fendaient la brume comme des créatures aquatiques ; des plantes s’enroulaient autour de leurs pattes. Serpent inspira profondément jusqu’à sentir l’air froid déchirer ses poumons. À l’odeur du brouillard se mêlait celle du riche humus et le discret parfum épicé de la poix. Elle chevauchait dans un monde vert et gris car le feuillage des arbres penchés sur le sentier n’avait pas encore commencé à jaunir. Plus haut sur la montagne, les arbres à feuilles persistantes paraissaient presque noirs dans la brume.
Melissa chevauchait tout à côté de sa mère, silencieuse et vigilante. Elle évitait de se trouver trop près du fou. Elle l’entendait sans le voir, derrière elle. Son vieux cheval avait peine à suivre Vive et Ecureuil, mais Serpent s’estimait heureuse de n’avoir plus à prendre personne en croupe.
La voix du fou se fit de plus en plus faible. Impatiente, la jeune femme arrêta son cheval pour lui laisser le temps de la rejoindre. Melissa l’imita, mais il lui en coûtait encore davantage. Le fou avait refusé de chevaucher une meilleure monture : seul ce cheval était assez calme pour lui. Serpent avait dû insister pour le payer à ses propriétaires, un jeune couple. Pourquoi avaient-ils d’abord refusé de le lui vendre ? Ils devaient être heureux de s’en débarrasser et la guérisseuse ne pensait pas qu’ils en voulaient un prix plus avantageux. Jean et Kev avaient été embarrassés. Serpent tout autant.
La vieille rosse avançait d’un pas traînant dans la brume, paupières abaissées, oreilles pendantes. Le fou fredonnait un air discordant.
— Vous reconnaissez la piste ?
Le fou fixa Serpent en souriant.
— Pour moi tout est du pareil au même, dit-il, et il éclata de rire.
Brusquerie, persuasion, menaces, tout était sur lui sans effet. Il ne semblait plus souffrir ni être en état de manque depuis qu’on lui avait promis un serpent du rêve, comme si cette perspective suffisait à le soutenir. Il fredonnait et marmonnait d’un air heureux et faisait des plaisanteries incompréhensibles. Parfois, il se redressait, regardait autour de lui et s’écriait : « Cap au sud ! » Puis il se remettait à chantonner. Serpent soupira et se laissa dépasser par le vieil animal fourbu pour que son cavalier puisse montrer le chemin.
— À mon avis il ne nous conduit nulle part, dit Melissa. Il nous fait tourner en rond pour que nous nous occupions de lui. Nous devrions le planter là et aller autre part.
Le fou se raidit. Lentement, il se retourna. Le vieux cheval s’arrêta. Serpent fut surprise de voir une larme couler sur la joue du malheureux.
— Ne me quittez pas, dit-il.
Pitoyables étaient son expression et le ton de sa voix. Auparavant il avait paru indifférent à tout. Il fixa Melissa en clignant ses paupières sans cils.
— Tu as raison de ne pas me faire confiance, ma petite, dit-il, mais pour l’amour de Dieu ne m’abandonne pas.
Sa vue sembla se brouiller et ses paroles venir de très loin.
— Reste avec moi jusqu’au dôme crevé, et nous aurons chacun notre serpent du rêve. Je suis sûr que ta maîtresse t’en donnera un.
Il se pencha sur Melissa, tendant vers elle des mains aux doigts recourbés comme des serres.
— Tu oublieras tout, continua-t-il, les mauvais souvenirs, les ennuis, tes cicatrices.
Melissa eut un mouvement de brusque recul accompagné d’une imprécation incohérente, surprise et colère mêlées. Elle lança Ecureuil au galop, les cuisses serrées sur ses flancs, le haut du corps tout contre son encolure, sans jeter un regard derrière elle. Bientôt les arbres amortirent tout autre bruit que celui des sabots du poney martelant le sol sourdement.
Serpent foudroya du regard le fou.
— Comment avez-vous osé lui parler ainsi ?
Il cligna des yeux, déconcerté.
— J’ai dit quelque chose de mal ?
— Vous nous suivrez, compris. Ne quittez pas la piste. Je vais la retrouver et nous vous attendrons.
Elle lança Vive au petit galop dans la direction que sa fille avait prise tandis que le fou s’exclamait, interloqué :
— Mais pourquoi a-t-elle fait ça ?
Serpent ne s’inquiétait ni pour Melissa ni pour Ecureuil. Sa fille pouvait, sans danger, chevaucher toute la journée dans ces montagnes, d’autant plus que le poney tigré était une monture de tout repos. Mais le fou l’avait blessée et Serpent estimait que ce n’était pas le moment de la laisser seule.
Elle la découvrit bientôt à un tournant où la piste commençait à remonter au flanc de la vallée pour gravir une autre montagne. Melissa se tenait contre Ecureuil, étreignant son encolure tandis qu’il lui donnait des coups de museau sur l’épaule. Lorsqu’elle entendit approcher Vive, Melissa s’essuya le visage sur sa manche et se retourna. Serpent mit pied à terre et se dirigea vers elle.