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— Je craignais, dit-elle, que tu ne fasses du chemin. Je suis heureuse de te trouver si vite.

— Lorsqu’un cheval vient de boiter, on ne peut pas lui demander de monter un chemin au galop, dit Melissa.

Paroles de bon sens, mais nuancées de ressentiment.

Serpent lui tendit les rênes de Vive.

— Si tu veux aller un moment à toute bride, tu peux prendre Vive.

Melissa dévisagea sa mère comme pour essayer de détecter sur son visage une nuance sarcastique que sa voix n’avait pas exprimée. Elle en fut pour ses frais.

— Non, dit-elle. N’en parlons plus. Peut-être que cela me ferait du bien, mais ça va. C’était parce que… Je ne veux pas oublier. En tout cas, pas de cette façon.

Serpent acquiesça.

— Je sais.

Melissa l’étreignit brusquement, non sans une certaine gêne, à son habitude. Sa mère lui rendit son étreinte, la tapota sur l’épaule.

— Il est vraiment fou.

— Ouais, dit Melissa, se détachant lentement. Je sais qu’il peut t’être utile. Je suis désolée, mais je ne peux pas m’empêcher de le détester. J’ai pourtant essayé.

— Moi aussi.

Elles s’assirent pour attendre patiemment la venue du fou.

Rien n’avait encore suggéré qu’il reconnaissait les lieux lorsque Serpent vit le dôme crevé. Elle contempla un long moment sa forme massive avant de l’identifier. Elle tressaillit. Elle l’avait d’abord pris pour une hauteur parmi d’autres dans le paysage ; seule sa couleur grise, qui tranchait sur le noir des montagnes, avait attiré son attention. Elle s’était attendue à voir un hémisphère classique, et non cette formidable surface irrégulière qui gisait à flanc de coteau comme une amibe géante au repos. Sa masse grise translucide était striée de bandes colorées et teintées de rouge par le soleil de l’après-midi. Serpent n’aurait su dire si le dôme avait été bâti suivant un plan asymétrique ou si ç’avait été a l’origine une bulle ronde de plastique que les forces de la civilisation précédente sur la planète avaient fondue et déformée. Mais il était certain qu’il présentait sa forme actuelle depuis fort longtemps. De la terre s’était accumulée dans les creux et les vallonnements sillonnant sa surface, une épaisse végétation d’arbres, de graminées et de buissons poussait dans les poches abritées.

Serpent continua à chevaucher une minute ou deux en silence ; elle avait peine à croire qu’enfin son but était atteint. Elle toucha l’épaule de Melissa ; l’enfant, qui fixait alors un point indéterminé du cou d’Ecureuil, leva les yeux brusquement. Sa mère désigna le dôme. Melissa laissa échapper une exclamation étouffée, puis sourit, à la fois surexcitée et soulagée. Serpent, radieuse, lui rendit son sourire.

Le fou chantait derrière elles, oublieux de leur destination. Un dôme crevé. Etrange alliance de mots. Les dômes sont increvables, à l’épreuve des éléments, inaltérables. Ils existent, c’est tout, mystérieux et impénétrables.

Serpent s’arrêta pour attendre le fou. Lorsque son cheval, montant de son pas traînant, fut arrivé à sa hauteur, elle pointa son index vers le dôme. À sa vue, il cligna les paupières comme s’il n’en croyait pas ses yeux.

— C’est ça ? demanda la jeune femme.

— Pas encore. Non, pas encore. Je ne suis pas prêt.

— Comment va-t-on là-haut ? À cheval ?

— North nous verrait.

Serpent haussa les épaules et mit pied à terre. Il faudrait grimper dur pour arriver au but, mais elle ne voyait pas de piste.

— Alors, à pied.

Elle détacha les sangles de sa selle.

— Melissa…

— Non, dit l’enfant d’un ton cassant. Je refuse de rester ici pendant que tu monterais seule avec ce type-là. Les chevaux ne craignent rien ici et personne ne va toucher à la sacoche. Ou alors il faudrait que ce soit un autre cinglé, et ce serait bien fait pour lui.

Serpent commençait à comprendre pourquoi sa propre opiniâtreté avait si souvent exaspéré ses aînés lorsqu’elle avait l’âge de Melissa. Mais au centre des guérisseurs elle n’avait jamais couru un danger sérieux, et l’on pouvait bien lui passer ses caprices.

Serpent s’assit sur un tronc d’arbre et fit signe à sa fille de prendre place à côté d’elle. Melissa s’exécuta sans regarder Serpent ; il y avait comme un défi dans la courbe de ses épaules.

— Il faut m’aider, dit la jeune femme. Sans toi je suis condamnée à l’échec. S’il m’arrive quelque chose…

— Alors ce sera un échec.

— Pas forcément. Melissa… les guérisseurs ont besoin de serpents du rêve. Là-haut dans le dôme, ils en ont assez pour jouer avec. Il faut que je découvre comment ils se les sont procurés. Si j’échoue, si je ne redescends pas, tu peux seule renseigner mes collègues sur les serpents du rêve.

Melissa fixait le sol, se frottant les jointures d’une main avec les ongles de l’autre main.

— C’est très important pour toi ?

— Oui.

Melissa soupira, serrant les poings.

— C’est bien, dit-elle. Que veux-tu que je fasse ?

Serpent la serra dans ses bras.

— Si je ne suis pas revenue, disons, dans deux jours, prends nos deux chevaux et va vers le nord. Tu passeras par La Montagne et Middlepass. C’est un long voyage mais il y a une bonne somme d’argent dans la sacoche. Tu sais comment y puiser sans risques.

— J’ai l’argent de mes gages, dit Melissa.

— D’accord, mais le mien t’appartient aussi. Inutile d’ouvrir les logements de Brume et Sable. Ils pourront survivre jusqu’à ton arrivée à destination. De toute façon Sable a besoin d’une cure d’amaigrissement.

Elle eut un sourire forcé. En réalité c’était la première fois qu’elle envisageait cette possibilité : Melissa faisant seule ce grand voyage.

— Mais…, hésita Melissa.

— Quoi ?

— S’il t’arrive quelque chose, il me faudra trop longtemps pour parvenir au centre des guérisseurs : on ne pourra rien faire pour te sauver.

— Si je ne reviens pas par mes propres moyens, on ne pourra rien faire pour moi de toute façon. N’essaie pas de me suivre. Je t’en prie. Il faut me le promettre.

— Si tu n’es pas revenue dans les trois jours, je vais chez tes guérisseurs pour les informer des serpents du rêve.

Serpent lui accorda, d’ailleurs avec gratitude, ce sursis d’un jour.

— Merci, Melissa.

Laissés en liberté dans une clairière proche de la piste, le poney tigré et la jument grise, au lieu de galoper dans l’herbe et de s’y rouler, restèrent figés l’un près de l’autre, vigilants et nerveux, les oreilles tournant en tous sens, les naseaux grands ouverts. Le vieux cheval du fou se tenait seul à l’ombre, tête basse. Melissa les observait ; elle avait les lèvres serrées.

Le fou, cloué sur place, fixait Serpent, les yeux mouillés de larmes.

— Melissa, dit sa mère, si tu vas seule au pays, dis-leur que je t’ai adoptée. Alors… alors ils sauront que tu es aussi leur fille.

— Je ne veux pas être leur fille. Je veux être ta fille.

— Tu l’es quoi qu’il arrive.

Serpent fit une profonde inspiration, et expira lentement.

— Y a-t-il une piste ? demanda-t-elle à son guide. Quel est le chemin le plus rapide pour arriver là-haut ?

— Pas de piste… le chemin s’ouvre devant moi et se referme derrière moi.

Serpent sentit que sa fille était sur le point de faire une remarque sarcastique.

— Alors, allons-y, dit-elle, et voyons si ta magie va opérer pour moi aussi.

Elle étreignit Melissa une dernière fois. L’enfant la tint embrassée, ne pouvant se résigner à la laisser partir.