— C’est fini, Stavin.
— Je vais mourir ?
— Non. Plus maintenant. Pas avant de nombreuses années, j’espère. Ouvre la bouche, dit Serpent après avoir sorti une fiole de poudre du sac suspendu à sa ceinture.
Il s’exécuta, et elle saupoudra sa langue.
— Ceci va soulager ta douleur.
Elle étala un morceau de toile sur les morsures superficielles du cobra sans en essuyer le sang. Puis elle fit le geste de s’en aller.
— Serpent ? Tu t’en vas ?
— Je ne te quitterai pas sans te dire adieu. C’est promis.
L’enfant reposa, les yeux fermés, laissant agir la drogue. Sable était lové sur le sombre tapis de feutre. Serpent tapota le sol pour l’appeler. Il répondit à cet appel et accepta de réintégrer la sacoche. Serpent la ferma, la souleva et elle lui parut toute légère. Elle entendit des bruits. Les parents de Stavin et d’autres personnes appelées à la rescousse écartèrent le rabat de la tente pour y plonger leurs regards et y brandir des bâtons avant même d’avoir vu quoi que ce fût.
Serpent déposa sa sacoche.
— C’est fait, dit-elle.
Ils entrèrent. Arevin les accompagnait ; seul il avait les mains vides.
— Serpent…
Le chagrin semblait le disputer en lui à la pitié, à la confusion, et la jeune femme ne pouvait percer à jour son sentiment. Se retournant et voyant la mère de Stavin juste derrière lui, il la prit par l’épaule.
— Sans elle il serait mort. Quoi qu’il puisse lui arriver à présent, il serait mort.
Elle se dégagea d’un geste impatient.
— Peut-être eût-il vécu. Le mal aurait pu passer. Nous…
Elle ne put en dire davantage, trop occupée à cacher ses larmes.
Serpent sentit qu’on venait à elle, qu’on l’entourait. Arevin fit un pas vers elle et s’arrêta ; elle sentait ce qu’il attendait d’elle : qu’elle se justifiât.
— Quelqu’un peut-il pleurer parmi vous ? dit-elle. Verser des larmes sur moi et mon désespoir, sur eux, ces coupables ou sur les petits êtres et leur douleur ?
Elle sentait ses joues baignées de larmes.
Ils ne la comprirent pas ; ses pleurs les choquaient. Ils se tenaient à distance, la craignant toujours, mais se repliant sur eux-mêmes. Elle n’avait plus à affecter d’être calme comme elle l’avait fait pour tromper l’enfant.
— Ah, pauvres imbéciles, dit-elle d’une voix qui semblait prête à se briser. Stavin…
Un jet de lumière à l’entrée de la tente et un ordre sec : « Laissez-moi passer. » Les personnes présentes s’effacèrent devant leur chef, qui s’arrêta face à la jeune femme, sans prêter attention à sa sacoche, qu’elle touchait presque du pied.
— Stavin vivra-t-il ? dit-elle d’une voix calme et douce.
— Je ne puis l’affirmer, mais je crois qu’il vivra.
— Laissez-nous.
Après les paroles de Serpent, cet ordre était superflu. Ayant jeté autour d’eux un regard circulaire, ils abaissèrent leurs bâtons, et finalement sortirent de la tente un par un. La force qu’on puise dans le danger abandonna Serpent et ses genoux fléchirent brusquement. Elle se courba sur sa sacoche, le visage enfoui dans les mains. Le chef de clan, son aînée, s’agenouilla devant elle avant que la jeune femme pût s’en apercevoir ou l’en empêcher.
— Merci, dit-elle. Merci. Je suis désolée.
Entourant Serpent de ses bras, elle l’attira vers elle. Arevin l’imita et tous deux l’étreignirent. Serpent se remit à trembler, et ils la soutinrent tandis qu’elle pleurait.
Epuisée, elle dort, seule dans la tente avec Stavin, dont elle tient la main. On lui a apporté de petits animaux pour Sable et Brume, de la nourriture et tout le nécessaire, jusqu’à de l’eau en quantité suffisante pour prendre un bain, bien que cela ait dû notablement diminuer leur réserve.
Elle s’éveille. Arevin dort à ses côtés ; il fait chaud et sa tunique ouverte révèle sa poitrine et son ventre luisants de sueur. Le sommeil dépouille sa physionomie de sa sévérité habituelle ; il a l’air épuisé, vulnérable. Serpent pense le réveiller, mais elle se ravise, hoche la tête et se tourne vers Stavin.
Elle tâte sa tumeur : elle a commencé à se résorber, à se ratatiner, vaincue par le venin modifié de Brume. Une joie fugitive perce son chagrin. D’une main douce elle écarte du visage de Stavin ses cheveux pâles.
— Je ne voudrais pas te mentir encore, mon petit, murmure-t-elle, mais je devrai bientôt te quitter. Je ne puis rester ici.
Il lui faut encore trois jours de sommeil pour achever d’annihiler les effets du venin de la vipère des sables. Mais elle dormira ailleurs.
— Stavin ?
Il s’éveille à moitié.
— Je n’ai plus mal.
— J’en suis heureuse.
— Merci.
— Au revoir, Stavin. Te souviendras-tu que tu t’es réveillé, et que j’attendais ce moment pour te dire adieu ?
— Au revoir, dit Stavin, prêt à succomber au sommeil. Au revoir Serpent. Au revoir Sève.
Et il ferme les yeux. La jeune femme ramasse sa sacoche et contemple Arevin un moment. Il ne bouge pas. Ne sachant s’il faut s’en féliciter ou le regretter, elle quitte la tente.
Le crépuscule approche, les ombres s’allongent et deviennent floues. Il fait chaud et le campement est calme. Elle retrouve son poney tigré, chargé d’eau et de vivres. Des gourdes neuves pleines d’eau, bien pansues, attendent par terre à côté de la selle, sur le pommeau de laquelle une tunique est étalée. Pourtant Serpent a refusé tout paiement. Le poney tigré hennit à son approche. Elle le gratte derrière les oreilles, le selle, le charge. Le menant par la bride, elle s’éloigne vers l’est, d’où elle est venue.
— Serpent…
Elle respire profondément, se retourne. Arevin, à contre-jour, est nimbé d’un halo écarlate. Sa chevelure zébrée de blanc lui tombe sur les épaules, adoucissant son visage.
— Tu dois partir ?
— Oui.
— J’espérais que tu ne partirais pas avant que… J’espérais que tu resterais un peu. Il y a d’autres clans, d’autres gens auxquels tu pourrais venir en aide.
— En d’autres circonstances, j’aurais pu rester. Il y a du travail pour une guérisseuse. Mais…
— Ils avaient peur…
— Je leur avais dit que Sève était inoffensif mais ils ont vu ses crochets ; ils ne savaient pas qu’il ne pouvait faire autre chose que donner des rêves ou adoucir la mort.
— Ne peux-tu leur pardonner ?
— Ils se sentent coupables, et je ne pourrais le supporter. Je suis responsable de ce qu’ils ont fait, Arevin. Je ne les ai compris que trop tard.
— Tu l’as dit toi-même, tu ne peux pas connaître les coutumes et les craintes de tous les hommes.
— Je suis mutilée. Privée de Sève, je ne saurais être d’aucun secours à un malade que je ne puis guérir. C’était un serpent du rêve, un animal rare. Il faut que je retourne à mon centre pour dire à mes maîtres que je l’ai perdu ; puissent-ils me pardonner ma stupidité. Il est rare qu’ils donnent à quiconque le nom que je porte, mais ils me l’ont donné, et je vais les décevoir.
— Permets-moi de t’accompagner.
Elle aimerait dire oui ; elle hésite et maudit sa faiblesse.
— Ils vont peut-être prendre Brume et Sable et me chasser ; toi aussi, ils te chasseraient. Reste ici, Arevin.
— Que m’importerait ?
— Tu as tort. Nous finirions par nous haïr. Je ne te connais pas et tu ne me connais pas. Nous aurions besoin de calme et de tranquillité, de temps aussi, pour bien nous connaître.
Arevin s’approche de Serpent et l’entoure de ses bras. Ils s’étreignent un moment. Lorsqu’il relève la tête, des larmes coulent sur ses joues.