La bulle oblongue était encore plus vaste qu’elle ne semblait vue de la crête. Son flanc translucide s’élevait en une courbe douce, immense, jusqu’au point le plus élevé du dôme. Le côté dont Serpent s’approchait était strié de veines multicolores qui, progressivement, vers l’extrémité la plus éloignée de l’édifice, très loin à droite, s’effaçaient pour laisser la place au gris d’origine. À gauche, au contraire, du côté où le dôme se rétrécissait, les couleurs des stries se faisaient plus éclatantes.
La guérisseuse atteignit le dôme. Les plates-feuilles en bordaient le bas jusqu’à hauteur du genou, mais plus haut le plastique était vierge. Serpent y colla son visage, entre une raie orange et une raie violette, pour en scruter l’intérieur en faisant écran à la lumière du jour avec ses mains. Les formes qu’il renfermait étaient toujours floues, étranges. Rien ne bougeait.
Elle longea les stries colorées dans la direction où leur éclat s’avivait.
Lorsqu’elle atteignit son extrémité resserrée, elle comprit pourquoi on appelait cet édifice le dôme crevé. Serpent ne pouvait concevoir quel agent destructeur avait pu être assez puissant non seulement pour le déformer par fusion, mais pour percer une ouverture dans une matière qu’elle avait crue, justement, indestructible. Une grande étoile de fêlures irisées rayonnait autour de l’ouverture sur le plastique gondolé. La chaleur avait dû cristalliser cette matière, car les bords de la cassure s’étaient détachés, laissant une vaste entrée aux contours déchiquetés. Des globes de plastique, fluorescents, jonchaient le sol entre les feuilles des plantes étrangères. Serpent s’approcha de l’entrée avec précaution. Le fou recommença à geindre en un vague fredonnement.
— Chut ! dit la guérisseuse sans se retourner, sur quoi il se calma.
Fascinée, Serpent se hissa jusqu’à l’ouverture. Elle en sentit les arêtes aiguës sous ses paumes, mais sans y prêter attention. Dans le dôme, là où la paroi s’incurvait jadis pour former le toit, toute une partie de la voûte de plastique s’était affaissée jusqu’à hauteur d’homme. Ici et là le plastique avait filé, du plafond au plancher, formant comme les cordes d’une harpe géante. Serpent mit le doigt sur l’une d’elles, elle résonna sourdement et la visiteuse s’empressa de l’immobiliser pour la réduire au silence.
L’éclairage était rougeâtre, fantastique. Serpent ne cessait de cligner des yeux, comme pour éclaircir sa vision. Pourtant elle y voyait très bien, mais elle ne s’était pas encore habituée à ce décor d’un autre monde. Le dôme renfermait toute une jungle extraterrestre devenue sauvage, qui ne se limitait plus, loin de là, aux reptiliennes et aux plates-feuilles. Une plante grimpante gigantesque, dont le diamètre du tronc dépassait tout ce que Serpent avait jamais vu, escaladait les murs de l’édifice, poussant des surgeons qui exploraient le plastique fragilisé, y enfonçant leurs vrilles pour trouver là une prise précaire. Cette plante tissait une sorte de dais au plafond, avec ses minuscules et délicates feuilles bleuâtres, et des fleurs énormes, mais faites de milliers de pétales encore plus petits que les feuilles.
Serpent pénétra plus avant dans le dôme, là où la chaleur de l’explosion, moins intense, n’avait pas affaissé le plafond. Çà et là une plante grimpante s’était accrochée à la paroi, puis lorsque le plastique était trop solide pour être brisé ou trop lisse pour offrir une prise, était retombée à terre. Aux plantes grimpantes succédèrent des arbres, ou ce qui en tenait lieu. L’un se dressait sur un mamelon, et c’était une masse enchevêtrée de tiges ou branches qui s’entortillaient à foison et s’élevaient bien plus haut que la tête de Serpent, s’élargissant de la base au sommet pour former comme un cône reposant sur la pointe.
Se remémorant une vague description du fou, Serpent désigna un monticule central dont le sommet n’était pas loin d’atteindre la voûte de plastique.
— Par là, hein ? dit-elle tout bas.
Accroupi derrière elle, le fou marmonna des paroles qui pouvaient passer pour un acquiescement. Serpent repartit. Elle avança sous la sombre dentelure des arbres enchevêtrés et, de temps à autre, dans des zones de lumière colorée, là où les blessures irisées de l’édifice filtraient les rayons solaires. Serpent était à l’affût du moindre bruit, voix humaine, sifflement léger de serpents au nid ou tout autre indice sonore. Mais l’air lui-même était immobile.
Le terrain commença à grimper ; ils atteignirent le pied du monticule. Serpent voyait affleurer çà et là une roche volcanique noire, sans doute apportée d’un autre monde. Elle était d’aspect ordinaire, mais non les plantes qui poussaient là. La couverture végétale présentait là l’apparence d’une fine chevelure brune ; elle en avait la texture lisse et soyeuse. Le fou montrait le chemin, suivant une piste inexistante. Serpent le suivait péniblement. La pente se faisait plus abrupte, et des gouttes de sueur perlaient sur son front. Elle recommençait à souffrir du genou et pestait en sourdine. Un caillou roula sous les plantes capillaires qu’elle foulait et son pied glissa. Elle s’accrocha à la végétation afin d’amortir sa chute et cette herbe fut assez résistante pour lui permettre de se redresser ; il lui en restait une touffe dans la main : de longues tiges dont chacune, à la manière d’un cheveu, avait sa racine délicate.
Ils continuèrent à monter sans que personne les interpelât. La sueur sécha sur le front de Serpent : l’air devenait plus frais. Le fou, la bouche fendue d’un large sourire, marmottant, grimpait avec ardeur. La fraîcheur fut bientôt comme un murmure de l’air ambiant descendant la pente à la manière d’un ruisseau. Serpent avait pensé que le haut du monticule serait tiédi par la chaleur retenue prisonnière sous la voûte du dôme. Mais plus elle grimpait, plus la brise se faisait froide et vive.
Une fois franchie la zone des plantes capillaires, un nouveau type d’arbre se présenta. Comme ceux d’en bas, ils étaient formés de branches entrelacées et de racines tordues en masse compacte, avec de minuscules feuilles agitées par la brise. Mais ils ne s’élevaient qu’à quelques mètres et se groupaient par trois ou davantage, la symétrie de chacun d’eux étant détruite par le voisinage des autres. La forêt s’épaississait. Enfin apparut un sentier qui serpentait entre les troncs torsadés. Une fois enfermée dans cette sylve, Serpent rejoignit le fou et l’arrêta.
— Désormais vous resterez derrière moi, c’est compris ?
Il acquiesça sans la regarder.
Le dôme diffusait la lumière du soleil de telle sorte que rien ne projetait d’ombre et cette lumière parvenait tout juste à filtrer à travers la voûte des branches noueuses. De petites feuilles frémissaient dans la brise. Serpent continuait son chemin. Le roc, sous ses bottes, avait fait place à un sentier mollement tapissé d’humus et de feuilles mortes.
Sur la droite un rocher impressionnant se dressait en une courbe douce pour former une corniche d’où l’on devait avoir vue sur la plus grande partie du dôme. Serpent songea un instant à l’escalader, mais elle eût craint d’être trop visible. Elle ne voulait pas que North et ses amis pussent l’accuser de les espionner, ni qu’ils fussent avertis de sa présence avant qu’elle eût pénétré dans leur camp. Elle frissonnait car la brise s’était muée en un vent froid.
D’un coup d’œil elle voulut s’assurer que le fou la suivait bien. Et elle le vit galoper vers le rocher en surplomb en agitant les bras. Toute saisie, Serpent hésita. Sa première pensée fut qu’il avait décidé, tout bien considéré, de se tuer. Elle vit alors Melissa se précipiter vers lui.