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— North ! cria-t-il.

Melissa, se jetant sur lui et lui donnant un coup d’épaule, le plaqua au sol. Serpent s’élança vers eux ; Melissa luttait pour l’empêcher de se relever, lui pour se dégager. Son cri se répéta en échos multiples répercutés par les murs et la voûte ondulée du dôme. Melissa, empêtrée dans les membres décharnés et la vaste robe de son adversaire, cherchait à tâtons son couteau sans cesser de maintenir ses jambes clouées au sol.

Serpent sépara Melissa de son ennemi avec toute la douceur possible. Le fou se retourna avec des mouvements saccadés, prêt à pousser un nouveau cri, mais Serpent dégaina son propre couteau et le brandit sous son menton. Son autre main était crispée. Elle l’ouvrit lentement, faisant taire sa colère.

— Qu’est-ce qui vous a pris ? Hein ? Nous avions fait un pacte.

— North…, murmura-t-il. North va m’en vouloir. Mais si je lui amène des nouveaux venus…

Serpent regarda Melissa, qui avait les yeux fixés au sol.

— Je ne t’ai pas promis de ne pas te suivre, dit-elle. J’y ai bien pris garde. Je sais que c’est de la triche, mais…

Elle leva la tête et soutint le regard de Serpent.

— Il y a des choses que tu ne sais pas sur les gens. Tu leur fais trop confiance. Il y a des choses que je ne sais pas, moi non plus, bien sûr, mais ce sont des choses différentes.

— N’en parlons plus. Tu as raison. J’ai eu tort de lui faire confiance. Merci de l’avoir arrêté.

Melissa haussa les épaules.

— Nous ne sommes pas plus avancés. Je ne sais pas où ils nichent mais ils savent maintenant que nous sommes ici.

Le fou commença à pousser de petits rires, roulant sur lui-même les bras serrés autour de la taille.

— North va recommencer à m’aimer.

— La ferme ! dit Serpent. (Elle rengaina son couteau.) Melissa, il faut que tu sortes du dôme avant d’être vue.

— Viens avec moi, je t’en prie, dit Melissa. Tout est dingue ici.

— Il faut que quelqu’un puisse parler de cet endroit à mes amis.

— Je me moque de tes amis ! Pour moi, c’est toi qui comptes. J’aurais bonne mine si j’allais leur dire que je t’ai laissé tuer par un fou !

— Melissa, sois gentille, nous n’avons pas le temps de discuter.

L’enfant rajusta son foulard de tête de façon qu’il recouvrît le côté brûlé de son visage. Contrairement à Serpent, elle n’avait pas changé de tenue après avoir quitté le désert.

— Tu devrais me permettre de rester avec toi, dit-elle.

Elle tourna le dos à Serpent, les épaules voûtées, et commença à descendre le sentier.

— Ton vœu sera exaucé, mon enfant.

La voix qui disait ces mots était grave, courtoise.

Serpent crut un instant que le fou venait de parler normalement, mais il était tapi à côté d’elle sur le roc nu, et une quatrième personne se tenait maintenant sur la piste. Melissa, s’étant immobilisée, le regarda avec de grands yeux puis recula.

— North ! cria le fou, je vous amène du monde. Et je vous ai averti, je ne voulais pas qu’elles vous surprennent. Vous m’avez entendu ?

— Je t’ai entendu. Et je me suis demandé pourquoi tu étais revenu malgré mon interdiction.

— Je pensais que vous aimeriez ces gens-là.

— Et c’est tout ?

— Oui !

— En es-tu bien sûr ?

Le ton restait courtois, mais on y sentait percer une ironie sarcastique, plaisir sadique corroboré par un sourire plus cruel que bienveillant.

La silhouette de North paraissait fantastique dans la pénombre ; il était en effet très grand, si grand qu’il lui fallait se courber sous le tunnel de feuillage. C’était pathologique, un cas de gigantisme pituitaire, diagnostiqua Serpent. Sa maigreur accentuait ses moindres malformations. Il était tout de blanc vêtu, atteint d’albinisme par-dessus le marché : cheveux, sourcils et cils blancs comme de la craie, yeux bleus très pâles.

— Oui, North, c’est tout.

Le silence, rendu pesant par la présence de North, régnait sur les bois. Serpent crut déceler d’autres mouvements entre les arbres mais elle n’en aurait pas juré. Elle doutait qu’on pût se cacher au milieu de cette végétation. Dans cette sombre forêt d’outreciel, peut-être les arbres pouvaient-ils entortiller et détortiller leurs branches aussi aisément que des amoureux se serrent et se desserrent les mains. Serpent frissonna.

— S’il vous plaît, North, ne me chassez pas. Je vous ai amené deux adeptes.

Serpent fit taire le fou en le touchant à l’épaule.

— Pourquoi êtes-vous venue ? dit North.

Ses conversations avec le fou avaient suggéré à Serpent qu’il pourrait être imprudent de révéler immédiatement à North sa qualité de guérisseuse.

— Comme tout le monde, dit-elle. Pour les serpents du rêve.

— Vous détonnez sur ma clientèle habituelle ; vous n’avez pas le physique.

Il s’avança vers Serpent. La dominant de sa haute taille dans la pénombre, il la regarda, puis ses yeux se posèrent sur le fou, enfin sur Melissa. Son regard s’adoucit.

— Ah, je vois. C’est pour elle que vous êtes venue.

Melissa dut se contenir pour ne pas lui lancer un démenti hargneux. Elle s’imposa de rester calme.

— Nous sommes venus tous les trois ensemble, dit Serpent. Tous pour la même raison.

Elle sentit le fou prêt à se précipiter vers North pour se jeter à ses pieds. Elle serra plus fortement sa main sur le saillant osseux de l’épaule du fou, ce qui eut pour effet de le replonger dans un état léthargique.

— Et que m’apportez-vous en échange de votre initiation ?

— Je ne comprends pas, dit Serpent.

North se rembrunit, mais pour éclater de rire aussitôt.

— Il vous a donc amenées ici sans rien vous dire de nos coutumes ! Je reconnais bien là ce pauvre imbécile.

— Mais je les ai amenées, North. Je les ai amenées.

— Et elles t’ont amené à moi. Piètre rétribution !

— Nous pourrons nous entendre sur la rétribution lorsque nous serons parvenus à un accord.

De voir North s’ériger en demi-dieu, exiger un tribut, asseoir son autorité sur le pouvoir des serpents du rêve mettait Serpent dans une colère telle qu’elle n’en avait jamais éprouvé. Ou plutôt cela l’outrageait. Son éducation l’avait imprégnée de la conviction qu’il était immoral, impardonnable d’employer les serpents des guérisseurs à la satisfaction d’ambitions personnelles. Elle avait eu l’occasion d’entendre raconter aux enfants, dans les familles qu’elle visitait, des histoires de tristes sires qui usaient de pouvoirs magiques pour devenir des tyrans ; et toujours ils finissaient mal. Mais les guérisseurs étaient à l’abri de pareilles tentations. Non par peur, mais par amour-propre.

North avança de quelques pas en boitillant.

— Ma chère enfant, vous ne comprenez pas. Quiconque pénètre dans mon camp n’en ressort que si je puis compter sur sa loyauté. En premier lieu, vous n’aurez pas envie de me quitter. Ensuite, si j’envoie quelqu’un à l’extérieur, c’est une preuve de confiance. Un honneur.

— Et lui ? dit Serpent, désignant le fou d’un geste de la tête.

North eut un rire sans joie.

— Je ne l’ai pas envoyé au-dehors. Je l’ai exilé.

— Mais je sais où sont leurs affaires, North ! cria le fou en s’arrachant à Serpent qui, écœurée, ne chercha pas à le retenir. « Vous n’avez pas besoin d’elles, mais de moi seulement. »

Se jetant à genoux devant North, il lui enveloppa les jambes de ses bras.

— Tout est dans la vallée, dit-il. Il n’y a qu’à se baisser pour le ramasser.