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La face pâle de North s’empourpra de fureur.

— Taisez-vous !

Il se dressa d’un bond et força Serpent à se lever. Elle plaqua le bras sur son flanc droit.

— Crois-tu que je veuille entendre cela ? Crois-tu que j’aie envie de m’entendre seriner que j’aurais pu être comme les autres ?

Il poussa Serpent vers la caverne. Fouettée par le vent, elle chancela, mais il la releva sans ménagement.

— Les guérisseurs ! Où étiez-vous quand j’avais besoin de vous ? Je vais te montrer le cas que je fais de vous.

— North, s’il te plaît, North !

Ce cri venait du pauvre dingue qui avait amené Serpent en ce lieu. Il était sorti du cercle des disciples décharnés de North, qui n’étaient plus pour la jeune femme que des formes vagues.

— Elle m’a aidé, North, je veux prendre sa place.

Il tirait sur la manche du maître, gémissant et suppliant. North le repoussa, il tomba et resta à terre.

— Ta cervelle est troublée, dit North. Ou bien tu me prêtes ta folie.

L’intérieur de la grotte scintillait à la lueur de torches fumantes, et sur ses murs la glace brillait en menus joyaux. Au-dessus des torches, la suie s’étalait sur la pierre en grandes taches rondes. L’eau qui suintait de la roche formait des flaques boueuses qui s’étalaient sur le sol avant de se réunir en un ruisselet. En tombant partout goutte à goutte, cette eau produisait un son clair et froid de cristal heurté. À chaque pas, Serpent sentait son épaule se déchirer, et elle n’avait plus la force de faire taire cette douleur. L’air était chargé d’une odeur de poix brûlée. Lentement, elle prit conscience d’un bruit sourd, le ronronnement d’un moteur ; elle le sentait plutôt qu’elle ne l’entendait. Il s’insinuait dans son corps, dans ses os.

Devant elle le tunnel s’éclairait. Il se terminait brusquement par une ouverture donnant sur une dépression creusée dans la colline ; c’était comme le cratère d’un volcan, mais manifestement creusé de main d’homme. À l’orée du tunnel glacial, Serpent clignait des yeux, promenant autour d’elle des regards hébétés. Elle voyait s’ouvrir d’autres tunnels, tels des yeux aveugles braqués sur les siens. Au-dessus d’elle le dôme était comme un ciel gris, dépourvu de directions. L’air froid affluait du tunnel le plus spacieux, formant un lac presque palpable drainé par les tunnels de moindre importance. North poussa Serpent. Elle voyait des choses, sentait des choses, mais sans réagir. Elle en était incapable.

— Descendez. Avec ça.

North, d’un coup de pied, fit tomber dans une profonde fissure creusant le roc sous le centre du cratère un tas de cordage et de bois qui s’y déroula avec fracas : c’était une échelle de corde. Son extrémité inférieure, plongée dans les ténèbres, était invisible.

— Descends, répéta North. Ou bien faut-il qu’on te jette dedans ?

— North, de grâce, gémit le fou.

Serpent comprit soudain ce qui l’attendait. Elle se mit à rire sous le regard ébahi de North. Elle sentait une grande force, empruntée au vent, à la terre, affluer en elle.

— Est-ce ainsi que vous torturez les guérisseuses ? dit-elle.

Elle fit volte-face pour s’engager dans la crevasse, surexcitée mais maladroite. Se tenant d’une seule main et s’assurant, de ses orteils nus, une bonne prise pour chaque échelon, elle descendit lentement dans les ténèbres glaciales.

Au-dessus d’elle, elle entendit le fou éclater en sanglots désespérés.

— Vous verrez comment vous vous sentirez demain matin, dit North.

La voix du fou s’éleva, terrifiée :

— Elle va tuer tous les serpents du rêve, North ! C’est pour ça qu’elle est venue ici.

— Une guérisseuse, tuer des serpents du rêve ? dit North. Je voudrais bien voir ça.

D’après les échos produits par le choc des barreaux contre la paroi de la crevasse, Serpent sut qu’elle approchait du fond. L’obscurité n’était pas complète et ses yeux s’y habituaient progressivement. Transpirant et frissonnant, elle dut s’arrêter. Elle reposa le front contre la pierre froide. Ses orteils et les jointures de sa main gauche étaient écorchés, car l’échelle pendait au ras de la paroi rocheuse.

Ce fut alors qu’elle entendit enfin le bruissement que font en rampant de petits serpents. Cramponnée aux cordes. Serpent scruta les ténèbres de la fosse. Un mince filet de lumière pénétrait en son centre.

Un serpent du rêve rampa d’un mouvement lent d’une des limites obscures à l’autre. Serpent descendit à tâtons les derniers mètres et, avec le maximum de précautions, sonda le sol de son pied engourdi pour s’assurer qu’aucun animal ne s’y mouvait. Elle s’agenouilla sur une pierraille glaciale et coupante. Seul le sang frais qui coulait de son épaule lui apportait une sensation de chaleur. Elle explora d’une main prudente les éclats de roche jonchant le sol. Ses doigts effleurèrent les écailles lisses d’un serpent qui fuyait sans bruit. Un autre reptile passa à sa portée et cette fois elle s’en saisit. Elle sentit une douleur en deux points minuscules de la main. Souriante, la main douce, elle tint le serpent du rêve derrière la tête, préservant ainsi son venin par habitude. Elle l’approcha de ses yeux pour l’examiner. Ce n’était pas un reptile apprivoisé et doux comme le pauvre Sève. En animal sauvage, il se tortillait, fouettait l’air de sa queue, faisait jaillir sa délicate langue tridentée vers sa ravisseuse et la happait dans sa gueule pour goûter l’odeur de l’intruse. Mais il ne sifflait pas ; Sève non plus n’avait jamais sifflé.

Ses yeux s’habituant toujours davantage, Serpent découvrit progressivement le reste de la fosse ; elle était emplie de serpents du rêve de toutes tailles, les uns solitaires, d’autres grégaires au point de grouiller en masses enchevêtrées. C’était la première fois de sa vie qu’elle en voyait en si grand nombre ; même si tous les guérisseurs regagnaient en même temps leur centre avec chacun son serpent du rêve, ils ne pourraient en réunir une telle quantité.

Celui qu’elle tenait se calma dans la maigre chaleur de sa main. Une goutte de sang se forma sur chaque perforation de la morsure, mais la douleur causée par le venin n’avait duré qu’un instant. Assise sur les talons, la guérisseuse caressa le serpent sur la tête. Elle se remit à rire. Elle savait qu’il lui fallait se contrôler : son rire relevait plus de l’hystérie que de la joie. Mais pour le moment elle riait.

— Rira bien qui rira le dernier, guérisseuse, lança la voix de North répercutée par la pierre en un écho caverneux.

— Pauvre imbécile ! répliqua-t-elle avec allégresse.

Elle avait d’autres serpents du rêve dans la main et tout autour d’elle. Elle riait du côté comique de ce châtiment car c’était comme la réalisation d’un rêve d’enfant. Elle riait aux larmes mais pendant un instant ce furent des larmes d’affliction. Elle savait que North, lorsqu’il constaterait l’inefficacité de cette torture, en trouverait une autre. Elle renifla, toussa, s’essuya le visage avec un pan de sa chemise. Elle avait un moment de répit.

Elle vit alors Melissa.

Elle était recroquevillée sur la rocaille de l’extrémité resserrée de la fosse. Serpent s’avança vers elle avec précaution pour ne pas faire de mal aux serpents gisant sur le sol, ni effrayer ceux qui s’étaient enroulés autour des bras et du corps de sa fille, ou formaient des vrilles vertes dans ses cheveux roux.

Agenouillée à côté de Melissa, elle la débarrassa, d’une main douce, de tous ces serpents sauvages. On lui avait ôté sa robe et coupé son pantalon aux genoux. Elle avait les bras nus et ses bottes, comme celles de sa mère, avaient disparu. Elle était ligotée et, pour s’être débattue, avait les poignets écorchés. Ses bras et ses jambes étaient piquetés de petites morsures sanguinolentes. Un serpent enfonça ses crochets dans la chair de Serpent et se retira si rapidement qu’elle eut à peine le temps de l’entrevoir. Les dents serrées, la guérisseuse se rappela ces mots du fou : « Le mieux, c’est lorsqu’ils vous frappent partout à la fois. »