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Serpent, tout en bloquant le passage aux serpents attirés vers Melissa, libéra ses poignets en dénouant, non sans mal, la corde qui la ligotait. La peau de l’enfant était froide et sèche. Serpent la souleva de son bras gauche tandis que les reptiles sauvages rampaient sur ses propres pieds. Une fois de plus elle se demanda comment ils pouvaient vivre dans ce froid. Jamais elle n’aurait osé exposer Sève à une telle température, même enfermé dans la sacoche : elle l’en aurait sorti, l’aurait réchauffé dans ses mains et laissé s’enrouler autour de sa gorge.

La main inerte de Melissa glissa sur le roc ; le moindre frottement, sur la pierre ou sur du tissu, faisait jaillir du sang de ses morsures. Serpent réussit à placer l’enfant sur ses genoux pour l’isoler du sol glacial. Son pouls était lent et fort, sa respiration profonde ; mais la guérisseuse craignait qu’elle ne s’arrêtât complètement tant il s’écoulait de temps entre chaque cycle respiratoire.

La pression du froid était implacable ; elle refoulait la douleur à l’épaule de Serpent, mais lui pompait son énergie. Rester éveillée, pensait-elle. À tout prix. Melissa peut cesser de respirer, son cœur peut flancher par suite d’une trop grande absorption de venin, et alors il faudra la soigner. Mais, malgré elle, sa vue se troublait et ses paupières s’abaissaient ; chaque fois qu’elle allait s’endormir, dodelinant de la tête, elle se réveillait d’une secousse. Une pensée réconfortante s’insinua dans son esprit : le venin de serpent du rêve ne tue pas. On lui survit ou l’on meurt de sa maladie quand l’heure est venue. Il n’y a pas de risque à dormir, elle ne mourra pas. Mais Serpent ne connaissait aucun exemple d’une pareille absorption du venin, et Melissa n’était qu’une enfant.

Un serpent minuscule glissa entre sa jambe et la paroi de la crevasse. Elle le cueillit de sa main droite engourdie et le regarda avec émerveillement. Lové dans sa paume, il la fixait de ses yeux sans paupières, sa langue tridentée explorant l’air. Lui trouvant quelque chose d’insolite, elle l’examina de plus près.

C’était un serpenteau fraîchement éclos, à en juger par son bec corné, commun à de nombreuses espèces de serpents nouveau-nés. Serpent savait maintenant comment North se procurait ces serpents. Il ne les recevait pas d’un autre monde. Il ne les obtenait pas par clonage. Il avait une population qui se reproduisait. Il y en avait de tout âge dans cette fosse, des nouveau-nés comme des adultes d’une taille dépassant tout ce que Serpent avait jamais vu en fait de serpents du rêve.

Elle s’était retournée pour déposer le serpenteau derrière elle lorsque sa main cogna le mur. Effrayé, l’animal frappa. Le coup d’épingle de ses minuscules crochets fit tressaillir la jeune femme. Le petit ophidien s’échappa de sa main et disparut dans les ténèbres.

— North ! cria Serpent d’une voix rauque. (Elle s’éclaircit la gorge et lança un nouvel appel) : North !

Au bout d’un moment sa silhouette apparut au bord de la crevasse. À voir son sourire tranquille, la guérisseuse fut fixée : il s’était attendu à ce qu’elle le suppliât de la libérer. Il observa la façon dont elle s’était placée pour faire barrage entre Melissa et les serpents.

— Il ne dépend que de vous qu’elle soit libre, dit-il. Cessez d’éloigner d’elle mes créatures.

— Vos créatures sont gaspillées ici. Vous devriez en faire profiter tous les hommes. Ils vous rendraient hommage, les guérisseurs en particulier.

— Cet hommage, je le reçois ici de mes amis.

— Mais ce doit être une vie difficile. Vous pourriez vivre dans le confort et l’aisance.

— Il n’est point de confort pour moi. Vous devriez être la première à le comprendre. Que je couche sur la dure ou sur un matelas de plumes, cela ne change rien.

— Vous avez réussi à faire se reproduire les serpents du rêve.

Serpent regarda sa fille. Plusieurs serpents s’étaient insinués vers elle. L’un d’entre eux était sur le point d’atteindre son bras. La jeune femme s’en saisit et fut mordue à la place de sa fille. Indifférente à la douleur et aux crochets de tous ces reptiles, elle les attrapa pour les replacer derrière elle.

— Je ne sais pas comment vous faites, continua-t-elle, mais vous devriez faire profiter les autres de votre secret.

— Et quelle serait votre place dans ce projet ? Seriez-vous mon héraut ? Vous pourriez, dans chaque ville danser pour attirer les gens, et annoncer ma venue.

— Je ne vous cache pas que je n’ai aucune envie de mourir ici.

North ricana.

— Vous pourriez, dit Serpent, faire du bien à tant de gens. Si vous n’avez pu être soigné quand il le fallait, c’est parce que nous n’avons pas assez de serpents du rêve. Vous pourriez être le bienfaiteur de tous vos pareils.

— Je suis le bienfaiteur de ceux qui viennent à moi, dit North. Et ce sont mes pareils. Ce sont les seuls qui m’intéressent.

Il se tourna pour partir.

— North !

— Quoi ?

— Donnez-moi au moins une couverture pour Melissa. Elle risque de mourir de froid.

— Non, elle ne risque rien si vous l’abandonnez à mes créatures.

Il disparut.

Serpent serra sa fille dans ses bras ; elle sentait dans son propre corps chaque battement lent et lourd du cœur de l’enfant. Glacée, épuisée, elle ne pouvait même plus penser. Le sommeil amorcerait sa guérison, mais il lui fallait rester éveillée, pour le bien de Melissa et pour son propre bien. Une pensée demeurait vivace : braver les désirs de North. Avant toute chose, elle savait que sa fille et elle-même seraient perdues si elles avaient le malheur de lui obéir.

Avec des gestes d’une lenteur calculée pour ne pas éveiller la douleur de son épaule qu’elle avait réussi à juguler, Serpent prit les mains de Melissa dans les siennes et les frotta afin d’y rétablir la circulation sanguine. Quant au sang provenant des morsures de serpents, il était maintenant coagulé. Un reptile se lova autour de sa cheville. Elle agita les orteils et fléchit le pied avec l’espoir de chasser l’animal. C’est à peine si elle sentit ses crochets s’enfoncer dans son coup-de-pied, tant ses extrémités étaient gelées. Elle continuait à frotter les mains de Melissa. Elle les embrassait, elle soufflait dessus pour les réchauffer de son haleine que le froid rendait visible. La pénombre s’obscurcissait. Serpent leva les yeux. L’étroite bande grise du dôme dessinée par les bords de la crevasse était devenue presque noire avec la tombée de la nuit. Serpent se sentit accablée de tristesse. Elle se rappela la nuit où Jesse était morte : elle ne voyait pas d’étoiles, mais la même bande de ciel sombre entre d’abruptes parois rocheuses ; et le froid de la fosse était aussi épuisant que la chaleur du désert. Serpent serra sa fille dans ses bras et se pencha sur elle pour la protéger des ombres. Faute de serpent du rêve, elle n’avait rien pu faire pour Jesse ; à cause des serpents du rêve elle ne pouvait rien faire pour Melissa.

Les reptiles se massèrent et rampèrent dans sa direction, leurs écailles faisant comme un murmure sur la pierre humide… Serpent se réveilla brusquement de son rêve.

— Serpent ?

Ce murmure rauque qu’elle avait entendu, c’était la voix de Melissa.