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Serpent sourit : tout était limpide, il suffisait d’y penser. Naturellement leurs serpents du rêve ne venaient jamais à maturité. Ils avaient besoin de cet âpre froid à un certain stade de leur développement. Naturellement ils s’accouplaient rarement même si, spontanément, ils étaient devenus aptes à la reproduction, ce qui restait exceptionnel ; le froid déclenchait aussi l’accouplement. Enfin on s’acharnait à réunir les individus formés… deux par deux.

Faute d’avoir accès aux connaissances nouvelles, les guérisseurs, qui n’ignoraient certes pas que ces ophidiens venaient d’un autre monde, n’avaient pas soupçonné jusqu’où pouvait aller cette altérité.

Deux par deux. Quelle dérision !

Serpent se rappelait les discussions passionnées des guérisseurs au sujet des serpents du rêve, dans les salles de cours ou au réfectoire. Etaient-ils diploïdes ou hexaploîdes ? Le nombre des corps nucléaires rendait plausible l’une ou l’autre hypothèse. Mais dans toutes ces discussions, personne n’avait été dans le vrai. Les serpents du rêve étaient triploïdes et devaient s’unir par trois, non par deux. Le rire intérieur de Serpent fit place à un triste sourire de regret : ces erreurs répétées, toutes ces années perdues par manque d’information, par l’insuffisance d’une technologie mal adaptée à une science biologique riche de possibilités, par ethnocentrisme ! Par l’isolement de la terre par rapport aux autres mondes, par l’isolement où s’enfermaient trop de groupes humains par rapport aux autres. Les guérisseurs avaient commis des erreurs ; en matière de serpents du rêve, leurs rares succès étaient le fruit d’une erreur.

Maintenant que Serpent avait tout compris, n’était-il pas trop tard ?

Elle avait chaud et sommeil. Ce fut la soif qui la tira de sa torpeur ; la soif, puis le souvenir. La fosse devait être éclairée au maximum. Tâtant le sol devenu sec, elle sentit de la chaleur se dégager du roc noir.

Elle se souleva avec précaution pour voir dans quel état elle se trouvait. Encore douloureux, son genou n’était pas enflé. Son épaule lui faisait mal, sans plus. Elle ignorait combien de temps elle avait dormi, mais elle était en voie de guérison.

L’eau qui dégouttait formait un petit ruisselet rapide à l’autre bout de la fosse. Serpent s’y dirigea en se soutenant contre la paroi rocheuse. Elle chancelait, comme si elle était devenue soudain une très vieille femme.

Mais sa force était toujours là, elle la sentait revenir graduellement. S’agenouillant devant le ruisseau, elle y puisa de l’eau dans le creux de sa main et la goûta. Elle était froide et lui sembla pure. Elle en but avidement, confiante en son jugement. Il était extrêmement difficile d’empoisonner une guérisseuse, mais ce n’était guère le moment d’infliger à son organisme une absorption supplémentaire de toxines.

L’eau glaciale fut mal supportée par son estomac vide. Chassant toute idée de nourriture, elle se plaça au centre de la fosse, tournant lentement sur elle-même pour l’examiner à la lumière du jour. Ses parois étaient rugueuses mais sans fissures ; pas de prises pour les doigts ou les orteils. Même si elle n’avait pas été blessée, il aurait fallu pouvoir sauter trois fois plus haut qu’elle n’en était capable pour atteindre le bord de la crevasse. Et pourtant il lui fallait en sortir coûte que coûte. Trouver Melissa et fuir avec elle.

Serpent sentit la tête lui tourner. Craignant de paniquer elle respira lentement et profondément les yeux clos. Il lui était difficile de se concentrer parce qu’elle s’attendait au retour de North d’une minute à l’autre. Il serait trop heureux de la narguer après son réveil ; il exulterait d’avoir triomphé de son immunité contre le venin. Dans sa haine il voulait certainement la voir ramper à ses pieds à l’exemple du fou, le supplier comme lui, et devenir de plus en plus faible chaque fois que son désir serait exaucé. Elle frissonna et ouvrit les yeux. Non, en constatant l’action qu’avait sur elle le venin, il s’en servirait pour la tuer si possible.

Elle s’assit et retira de son épaule le foulard de Melissa. Il était raide de sang et elle dut imbiber d’eau la partie collée à sa peau pour l’en détacher. Mais il s’était formé une croûte épaisse sur son épaule, et elle ne saignait pas. La plaie n’était pas rigoureusement propre : la cicatrice serait pleine d’impuretés si elle n’y mettait pas bon ordre prochainement. Mais il n’y avait pas à craindre d’infection et elle n’avait pas le temps de s’en occuper pour l’instant. Elle déchira un côté du carré de tissu en bandelettes, et avec le reste se fit un sac de fortune. Quatre gros serpents gisaient langoureusement sur le roc presque à portée de sa main. Elle les captura, les jeta dans le sac et en chercha d’autres spécimens. Vu leur taille, ses premiers prisonniers étaient certainement formés ; un ou deux d’entre eux pouvaient même porter des œufs fécondés. Elle en attrapa trois de plus, mais tous les autres avaient disparu. Elle redoubla de précautions pour fouler le sol rocheux, cherchant, mais en vain, à déceler des repaires cachés.

Elle se demanda si elle n’avait pas imaginé ou rêvé la scène de la copulation collective. Cela lui avait paru si réel.

Que ce fût un rêve ou non, la fosse avait contenu beaucoup plus de serpents. Ou bien leurs trous étaient trop bien dissimulés pour qu’elle pût les découvrir sans une inspection minutieuse, ou bien North avait emporté tout le reste.

Elle vit, du coin de l’œil, remuer une forme verte. Elle voulut se saisir du serpent du rêve et il l’attaqua. Elle retira sa main, heureuse de constater que, malgré tout ce qu’elle avait subi, ses réflexes avaient été assez rapides pour la soustraire aux crochets du reptile. Une morsure unique ne lui faisait pas peur ; elle devait être alors fortement immunisée contre le venin, et chaque morsure nouvelle ne ferait qu’accroître la quantité nécessaire pour l’affecter. Mais elle ne voulait pas renouveler sa récente expérience.

Elle captura le dernier gros serpent du rêve, le mit dans son sac ; une bandelette de tissu lui servit à le fermer, une autre à l’attacher à sa ceinture en le laissant pendre assez bas.

Elle ne voyait qu’un seul moyen de fuir. Il en existait bien un second, mais qui lui paraissait irréaliste tant il y faudrait de temps : bâtir une rampe avec des fragments de roche et sortir tranquillement. Elle regagna l’endroit où elle avait tenu Melissa, dans cet espace étroit que formaient les parois de la crevasse à une de ses extrémités.

Elle se sentit chatouillée au pied. C’était le serpenteau qu’elle avait examiné et qui tentait de s’éloigner. Elle le ramassa avec douceur pour ne pas l’effrayer. La matière cornée entourant sa gueule s’était détachée, découvrant des écailles rose pâle qui, avec le temps, deviendraient écarlates. Le minuscule serpent dégusta l’air de sa langue tridentée, se cogna le nez sur la paume de la jeune femme et glissa autour de son pouce. Elle le mit dans la poche de sa chemise déchirée, où elle le sentit remuer contre sa poitrine. Il était assez jeune pour être domestiqué. Le chaud contact d’un corps humain avait sur lui un effet apaisant.

Elle se cala dans l’espace resserré, le dos et les épaules pressés contre le mur. Elle ne souffrait plus de sa blessure mais elle se demandait jusqu’où elle pourrait pousser son effort. Elle se donna l’ordre de ne rien sentir, mais l’épuisement et la faim rendaient toute concentration malaisée. Mettant le pied sur la paroi d’en face, elle fit pression sur lui pour bien s’arc-bouter le dos sur le mur. Avec précaution elle plaça son autre pied devant elle, se trouvant ainsi suspendue entre les deux parois de la crevasse. Poussant sur ses deux pieds et sur ses mains, elle se hissa lentement, les épaules glissant contre le mur. Posant un pied un peu plus haut et exerçant sur lui une nouvelle pression, elle gagna un peu de hauteur.