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Au pied de la colline la pierraille s’amenuisa au point qu’il n’était plus nécessaire d’aller au pas. Serpent sentit les jambes de Merideth faire pression sur la jument épuisée, lui imposant un petit galop soutenu dans un canyon étroit et profond dont les hautes parois étaient formées par deux langues séparées de lave.

Des taches de lumière dansaient sur fond noir d’ébène et Serpent pensa un instant, dans sa somnolence, à des lucioles. Puis elle entendit un hennissement lointain, et les lumières obéirent soudain aux lois de la perspective : c’étaient les lanternes d’un campement. Merideth se pencha sur sa monture pour lui dire quelques mots d’encouragement. Le cheval peinait, enfonçant et trébuchant dans le sable, projetant brutalement Serpent contre le dos de Merideth. Sous le coup de ces secousses, Sable faisait tinter ses sonnettes et les parois du ravin amplifiaient ce bruit. Terrifiée, la jument s’emballa, Merideth lui lâcha la bride et, lorsqu’elle ralentit enfin, le cou ruisselant d’écume, les naseaux ensanglantés, Merideth la talonna.

Le camp semblait s’éloigner comme un mirage. Serpent souffrait à chaque inspiration comme par sympathie pour la jument. Celle-ci s’empêtrait dans le sable, tel un nageur épuisé que chaque plongée dans les hautes vagues fait suffoquer.

Parvenue à la tente, la jument chancela et s’arrêta, jambes écartées, tête basse. Serpent se laissa glisser au sol, baignée de sueur, les genoux tremblants. Merideth mit pied à terre et conduisit la guérisseuse à la tente. Le rabat d’entrée était levé, et les lanternes répandaient à l’intérieur une pâle lueur bleue.

Une fois que l’on se trouvait dans la tente, son éclairage paraissait éclatant. L’amie blessée de Merideth gisait près d’un bas-côté, le visage en feu et luisant de sueur ; ses longs cheveux bouclés d’un ton rouge brique pendaient en désordre. Le mince drap qui la recouvrait était maculé de grandes taches sombres ; mais c’était de la sueur, non du sang. Son compagnon, assis sur le sol à ses côtés, leva la tête, comme saoul de fatigue. Son visage, d’une laideur sympathique, était labouré de rides, avec de lourds sourcils rapprochés au-dessus de ses petits yeux noirs. Ses cheveux bruns hirsutes étaient ébouriffés et emmêlés.

Merideth s’agenouilla à côté de lui.

— Comment va-t-elle ?

— Elle a fini par s’endormir. Son état n’a pas changé. En tout cas, elle ne souffre pas.

Merideth prit la main du jeune homme dans la sienne et donna à la malade un baiser léger. Elle ne réagit pas. Serpent déposa sa sacoche de cuir et s’approcha ; Merideth et le jeune homme se regardaient avec des yeux sans expression, conscients de l’épuisement qui les envahissait. Le jeune homme se pencha soudain sur Merideth, et ils s’étreignirent longuement en silence.

Merideth se redressa, comme à contrecœur.

— Guérisseuse, je vous présente mes partenaires : Alex, Jesse.

Serpent prit le poignet de la malade. Son pouls était faible, un peu irrégulier. Elle avait le front fortement contusionné, mais aucune de ses pupilles n’était dilatée : elle avait peut-être eu la chance de s’en tirer avec un traumatisme bénin. Serpent écarta le drap. Les meurtrissures provenaient d’une chute sévère : acromion, paume de main, hanche, genou.

— Vous dites qu’elle s’est endormie… A-t-elle repris pleinement conscience après sa chute ?

— Nous l’avons trouvée inconsciente mais elle a repris connaissance.

Serpent acquiesça d’un signe de tête.

La malade avait tout un côté profondément écorché, et une cuisse bandée. Serpent s’efforça d’ôter le pansement avec toute la douceur possible, mais le sang séché collait à la peau.

Jesse resta immobile lorsque Serpent palpa la longue estafilade le long de sa cuisse ; elle ne changea même pas de position comme lorsqu’on est gêné dans son sommeil. La douleur ne la réveilla pas. Serpent lui passa la main sur la plante des pieds sans obtenir de réaction. Les réflexes étaient abolis.

— Elle a fait une chute de cheval, dit Alex.

— Elle ne tombe jamais de cheval, coupa Merideth, c’est le poulain qui est tombé sur elle.

Serpent fit appel au courage qui lentement l’avait abandonnée depuis la mort de Sève. Le mal paraissait irrémédiable. Elle savait de quoi Jesse souffrait ; tout ce qui lui restait à faire était de constater l’étendue du mal. Mais elle ne dit rien. Elle s’inclina pour tâter le front de la patiente. Il était froid sous la sueur ; cette grande femme était encore en état de choc.

Si elle a des lésions internes, pensa la guérisseuse, si elle est mourante…

Jesse tourna la tête, gémissant faiblement dans son sommeil.

Elle a besoin de toute l’aide que tu peux lui apporter, pensa Serpent avec colère. Et plus tu t’apitoieras sur toi-même, plus tu risqueras de lui faire du mal.

Elle avait l’impression que deux personnes distinctes et dont aucune n’était elle-même dialoguaient dans son esprit. Témoin passif de cette discussion, elle éprouva un vague soulagement lorsque la voix du devoir l’emporta en elle sur celle de la peur.

— J’ai besoin d’aide pour la retourner.

Merideth souleva les épaules de Jesse et Alex ses hanches, et ils la maintinrent sur le flanc en prenant soin, suivant les instructions de Serpent, d’éviter toute torsion de la colonne vertébrale. Une ecchymose noire s’étalait en éventail sur le bas du dos de part et d’autre des vertèbres. À l’endroit le plus sombre, l’os était broyé. La violence de la chute avait presque cisaillé la surface lisse de l’épine dorsale. Serpent sentait les esquilles qui s’étaient enfoncées dans les muscles.

— Remettez-la sur le dos, dit-elle, envahie par un sentiment d’impuissance.

Ils s’exécutèrent, puis attendirent en silence, les yeux fixés sur elle. Elle s’assit sur les talons.

Si Jesse meurt, pensa-t-elle, elle ne souffrira guère. Qu’elle meure ou qu’elle vive. Sève n’aurait pu l’aider.

— Guérisseuse… ? dit Alex.

Il devait avoir à peine vingt ans ; il était trop jeune pour être accablé de chagrin, même sur cette terre cruelle. Merideth semblait sans âge, avec sa peau basanée, ses yeux noirs, son air tantôt compréhensif, tantôt amer. Serpent regarda tour à tour les deux partenaires de la malade.

— Fracture de la colonne vertébrale, dit-elle, s’adressant plutôt à Merideth.

Merideth ploya sous ce coup de massue.

— Mais elle est vivante, cria Alex. Si elle est vivante, comment… ?

— Vous êtes sûre de ne pas vous tromper ? demanda Merideth. Pouvez-vous faire quelque chose ?

— Hélas, non ! Elle a eu de la chance de survivre. Il est impossible que les nerfs ne soient pas sectionnés. L’os n’est pas seulement fracturé, il est broyé et tordu. J’aimerais pouvoir vous dire autre chose, vous laisser espérer que les os guériront, que les nerfs sont intacts. Mais je vous mentirais.

— Elle est infirme.

— Oui, dit Serpent.

— Non ! cria Alex, saisissant le bras de Serpent. Non, pas Jesse… Je ne veux pas…

— Tais-toi, Alex, murmura Merideth.

— Je suis désolée, dit Serpent. J’aurais pu vous le cacher, mais pas bien longtemps.

Merideth dégagea le front de Jesse d’une boucle de cheveux roux.

— Non, mieux vaut savoir à quoi s’en tenir… et en prendre son parti.

— Quelle existence pour Jesse ! Elle nous en voudra.

— Tais-toi, Alex ! Aurais-tu préféré qu’elle soit tuée ?

— Non ! dit-il d’une voix douce, les yeux à terre. Mais elle, oui peut-être. Et tu le sais.