– En tout cas, nous savons ce qu’il nous reste à faire, dis-je.
– Et quel serait votre plan?
– Louer une chaloupe et descendre la rivière sur les traces de l’Aurore.
– Mais, mon cher ami, ce serait une tâche colossale! L’embarcation a pu accoster à n’importe quelle jetée des deux rives entre ici et Greenwich. Passé le pont, les points d’accostage forment un labyrinthe de plusieurs kilomètres. Il vous faudrait je ne sais combien de jours pour tout explorer seul.
– Faisons appel à la police, alors.
– Non. Je me mettrai sans doute en rapport avec Athelney Jones, mais au dernier moment seulement. Ce n’est pas un méchant homme, et je ne voudrais rien faire qui puisse lui nuire professionnellement. Mais travailler seul m’amuse beaucoup plus: surtout maintenant que nous sommes si avancés!
– Peut-être pourrions-nous alors mettre une annonce demandant des renseignements aux gardiens des quais?
– De mal en pis! Nos hommes sauraient alors que nous les talonnons, et ils quitteraient immédiatement le pays. Certes, ils partiront de toute façon, mais tant qu’ils se sentiront en parfaite sécurité, ils ne se presseront pas. L’énergie déployée par Jones, le détective, nous sera utile à ce sujet! Les quotidiens vont certainement présenter son point de vue, et nos fuyards croiront que la police est sur une fausse piste.
– Qu’allons-nous donc faire? demandai-je comme nous touchions terre près de la prison de Millbank.
– Nous allons prendre ce fiacre, rentrer à la maison, nous faire servir un petit déjeuner, et nous coucher une heure. Il est fort probable que nous soyons sur pied toute la nuit prochaine. Arrêtez-vous au premier bureau de poste sur votre chemin, conducteur! Toby peut encore nous être utile: nous allons le garder.»
La voiture s’arrêta devant la poste de Great Peter Street, et Holmes descendit envoyer un télégramme.
«À qui croyez-vous que j’aie télégraphie? me demanda-t-il à son retour.
– Je n’en ai pas la moindre idée.
– Vous souvenez-vous de la police spéciale de Baker Street? J’avais fait un appel à eux dans l’affaire Jefferson Hope.
– Oui, eh bien?
– C’est exactement le problème type où leur aide peut nous être très précieuse. S’ils échouent, j’ai d’autres moyens. Mais je vais d’abord essayer celui-là. Mon télégramme s’adressait à notre petit lieutenant, le dénommé Wiggins. Je pense que lui et sa bande viendront nous rendre visite avant que nous ayons terminé notre petit déjeuner.»
Il devait être entre huit et neuf heures, maintenant, et les événements de la nuit commençaient à peser lourd. J’étais courbatu et las; mon esprit s’embrouillait. Je n’avais pas, pour me soutenir, l’enthousiasme professionnel de mon compagnon, et il m’était impossible d’ailleurs de considérer abstraitement l’affaire comme un simple problème intellectuel. En ce qui concernait Bartholomew j’avais entendu dire peu de bien sur lui, et ses meurtriers ne m’inspiraient pas une trop violente aversion. Mais pour le trésor c’était une autre histoire! Il appartenait de droit, en tout ou en partie, à Mlle Morstan. Tant qu’il resterait une chance de le recouvrer, je serais prêt à y consacrer ma vie! Pourtant notre réussite placerait probablement la jeune fille hors de ma portée pour toujours. Mais mon amour aurait été bien égoïste et mesquin s’il s’était laissé influencer par une telle pensée! Holmes pouvait travailler à la capture des criminels: j’avais, quant à moi, une raison dix fois plus forte de recouvrer le trésor.
Un bain à Baker Street, suivi d’un complet changement de linge, me rafraîchit magnifiquement. Lorsque je descendis de ma chambre, je trouvai le petit déjeuner servi, et Holmes en train de verser le café.
«On parle du meurtre, dit-il en désignant un journal ouvert. Un journaliste doué d’ubiquité et l’énergique Jones ont arrangé l’affaire entre eux. Mais vous devez en avoir assez de cette histoire! Mangez d’abord vos œufs au jambon.»
Je m’emparai du journal et lus le court article qui s’intitulait:
UNE MYSTERIEUSE AFFAIRE À UPPER NORWOOD.
«Hier soir, vers minuit», était-il écrit dans le Standard, «M. Bartholomew Sholto, de Pondichery Lodge, Upper Norwood, a été trouvé mort dans sa chambre. Les circonstances démontraient un acte criminel.»
«Pour autant que nous le sachions, aucune trace de violence ne fut relevée sur la victime. Mais une précieuse collection héritée de son père, avait disparu. Le crime fut découvert par M. Sherlock Holmes et le docteur Watson, qui s’étaient rendus dans la maison en compagnie de M. Thaddeus Sholto, frère du décédé. Une chance singulière a voulu que M. Athelney Jones, le détective bien connu de Scotland Yard, se trouvât justement au commissariat de police de Norwood. Il fut ainsi sur les lieux moins d’une demi-heure après que l’alerte eut été donnée. Son expérience et son talent se tournèrent aussitôt vers la recherche des criminels. L’heureuse conséquence en fut l’arrestation du frère de la victime, Thaddeus Sholto, de la femme de charge, Mrs Berstone, du maître d’hôtel hindou, un dénommé Lal Rao, et du portier McMurdo. Il est en effet certain que le, ou les voleurs connaissaient bien la maison. Les connaissances techniques réputées de M. Jones s’alliant à ses dons non moins célèbres d’observation, lui ont permis de prouver irréfutablement que les bandits n’avaient pu pénétrer ni par la porte, ni par la fenêtre; grimpant sur le toit du bâtiment, ils se sont introduits par une tabatière dans une pièce s’ouvrant sur la chambre où fut trouvé le corps. L’hypothèse d’un simple cambriolage par des étrangers se trouve ainsi définitivement écartée. L’action prompte et énergique des représentants de la loi montre qu’en de telles circonstances il y a grand avantage à ce que l’enquête soit menée par un seul esprit, vigoureux et maître de ses moyens. Nous ne pouvons nous empêcher de penser qu’un tel résultat offre un argument de poids à ceux qui désireraient voir une décentralisation de nos forces de détectives; ceux-ci se trouveraient alors en contact plus étroit et plus effectif avec les affaires sur lesquelles ils doivent enquêter.»
«N’est-ce pas superbe? dit Holmes en souriant au-dessus de sa tasse de café. Qu’en pensez-vous?
– Je pense que nous avons nous-mêmes frôlé l’arrestation.
– C’est mon avis. Je n’oserais répondre de notre liberté s’il est repris tout à coup par une autre crise d’énergie!»
À cet instant précis un coup de sonnette prolongé résonna dans toute la maison. Nous entendîmes Mme Hudson, notre logeuse, pousser des lamentations et de véhémentes imprécations.
«Bonté divine! m’écriai-je en me soulevant de mon siège. Je crois, Holmes, qu’ils viennent vraiment nous arrêter.
– Non, ce n’est pas aussi terrible que cela! Je reconnais ma police auxiliaire, les francs-tireurs de Baker Street.»
De fait, des cris aigus et une galopade de pieds nus retentirent dans l’escalier. Et une douzaine de petits voyous, sales et déguenillés, firent irruption dans la pièce. Je reconnais que malgré l’invasion bruyante, ils firent preuve de discipline. Ils se mirent immédiatement en rang, et leurs frimousses éveillées nous firent face. Après quoi l’un d’entre eux s’avança avec une supériorité nonchalante, fort drôle chez ce jeune garçon aussi peu engageant qu’un épouvantail.
«Bien reçu votre message, monsieur! dit-il. Je vous les amène au complet. Cela fait trois shillings et six pence de frais de transports.