– Les voilà, dit Holmes en sortant de la monnaie. À l’avenir, ils vous feront leur rapport, et vous me les transmettrez. Il ne faut plus que la maison soit envahie. Cependant, j’aime autant que vous entendiez tous mes instructions. Je veux découvrir où se trouve une chaloupe à vapeur s’appelant l’Aurore. Le nom du patron est Mordecai Smith. Le bateau a dû descendre le fleuve et s’arrêter quelque part. Il est noir, bordé de deux lignes rouges; sa cheminée, noire également, a une bande blanche. Il faut que l’un de vous se poste à l’embarcadère de Mordecai Smith, en face de Millbank, pour voir si le bateau revient. Les autres doivent se partager les deux rives et chacun explorer soigneusement sa portion. Prévenez-moi dès que vous aurez des nouvelles. Est-ce que tout est compris?
– Oui, mon colonel! dit Wiggins.
– Ce sera le même tarif que d’habitude, plus une guinée à celui qui trouvera le bateau. Voici un jour d’avance. Et maintenant, au travail!»
Il remit un shilling à chacun, puis les gamins dévalèrent l’escalier. Un instant plus tard, je les aperçus filant dans la rue.
«Si la chaloupe est au-dessus de l’eau, ils la trouveront! dit Holmes en se levant de table.
Il alluma sa pipe.
«Ils peuvent aller partout, tout voir, et tout entendre. Je compte qu’ils la découvriront avant ce soir. En attendant, nous ne pouvons rien faire. Il faut, pour reprendre la piste, retrouver l’Aurore ou M. Mordecai Smith.
– Je suis sûr que Toby va se régaler de nos restes. Allez-vous vous coucher, Holmes?
– Non, je ne suis pas fatigué. J’ai une curieuse constitution. Je ne me souviens pas d’avoir jamais été fatigué par le travail. En revanche, l’oisiveté m’épuise complètement. Je m’en vais fumer et réfléchir à cette étrange affaire que nous amena une cliente charmante. Si jamais tâche fut facile, la nôtre doit l’être. Les hommes à la jambe de bois ne sont pas légion. Quant à l’autre je pense qu’il est absolument unique en son genre.
– Encore cet autre homme!
– Je ne tiens pas spécialement à jouer au mystérieux, Watson! Cependant, vous devez bien vous être fait votre petite opinion, non? Considérez les données: des petits pieds nus, dont les doigts ne furent jamais compressés par des chaussures; une massue en pierre; une grande agilité; des fléchettes empoisonnées…
– Un sauvage! m’exclamai-je. Peut-être l’un de ces Hindous avec lesquels Jonathan Small était associé?
– C’est fort douteux! dit-il. J’ai envisagé cette explication quand j’ai vu les armes étranges. Mais les empreintes singulières des pieds m’ont fait reconsidérer la question. Certains habitants des Indes sont en effet petits; mais aucun n’aurait pu laisser de telles marques. L’Hindou a des pieds longs et minces. Le mahométan n’a que le pouce nettement séparé des autres doigts, car il porte des sandales avec une lanière qui passe entre le pouce et les orteils. De plus ces fléchettes ne peuvent se lancer que d’une seule manière: avec une sarbacane. D’où, alors, peut venir notre sauvage?
– De l’Amérique du Sud?» hasardai-je.
Il leva les bras vers l’étagère, et en tira un gros volume.
«Voici le premier tome d’une encyclopédie en cours de publication. On peut la considérer comme la plus moderne. Qu’est-ce que je lis? «Les îles Andaman sont situées à cinq cent soixante-dix kilomètres su nord de Sumatra, dans la baie du Bengale.» Hum! Hum! Qu’est-ce que tout ceci? Voyons: climat humide, récifs de corail, requins, Port Blair, pénitencier, l’île Rutland, plantations de cotonniers… Ah! nous y voici! «les indigènes des îles Andaman pourraient prétendre au titre de la race la plus petite sur la terre bien que certains anthropologues le réservent aux Bushmen d’Afrique, aux Diggers d’Amérique, et aux habitants de la Terre de Feu. Leur taille moyenne ne dépasse pas un mètre trente, mais de nombreux adultes normalement constitués sont beaucoup plus petits. Cette race est farouche et intraitable. Cependant, lorsqu’on parvient à gagner l’amitié de l’un d’eux, il est capable du plus grand dévouement.» Souvenez-vous de cela Watson. Maintenant, écoutez la suite. «Ils sont d’une apparence hideuse. La tête est volumineuse et déformée; les yeux sont petits; les traits sont déformés; les pieds et les mains d’une petitesse remarquable. Ils sont si farouches et si intraitables que les autorités britanniques ont échoué dans tous leurs efforts pour gagner leur confiance. Ils ont toujours été la terreur des naufragés qu’ils massacrent à l’aide de leurs massues de pierre, ou de leurs flèches empoisonnées. Ces tueries se terminent invariablement par un festin cannibale.» Voilà un peuple amical et paisible, Watson! Si notre sauvage avait été laissé libre d’agir à sa guise, cette affaire aurait pu prendre une tournure encore plus macabre. J’imagine, pourtant, que même à présent Jonathan Small paierait cher pour ne l’avoir pas utilisé.
– Mais comment s’est-il procuré un pareil complice?
– Ah! je ne saurais vous en dire davantage! Cependant, nous avons déjà déterminé que Small avait séjourné aux Andaman; il n’y a donc rien de très étonnant à ce qu’il ait pour compagnon un indigène. Nous apprendrons tout cela en temps voulu, je n’en doute pas! Allons, étendez-vous là sur le canapé, et voyons si je puis vous endormir.»
Il prit son violon, et il commença de jouer tandis que je m’allongeais. C’était un air rêveur et mélodieux; de sa propre composition certainement, car il savait improviser avec beaucoup de talent. Je me souviens vaguement de ses bras maigres, de son visage attentif, et du va-et-vient de l’archet. Puis il me sembla que je m’éloignais paisiblement, flottant sur une douce mer de sons, pour ensuite atteindre le royaume des rêves où le joli visage de Mary Morstan se penchait vers moi.
Chapitre IX La chaîne se rompt
L’après-midi était fort avancé quand je me réveillai, reposé; Sherlock Holmes était toujours assis, exactement comme je l’avais laissé, sauf qu’il avait mis son violon de côté, et qu’il était plongé dans un livre. Au mouvement que je fis, il me regarda, et je constatai que son visage était sombre et ennuyé.
– Vous avez dormi profondément, dit-il. J’ai eu peur que notre conversation ne vous éveillât.
– Je n’ai rien entendu. Avez-vous donc des nouvelles fraîches?
– Je n’ai rien appris, malheureusement. J’avoue que je suis surpris et déçu. Je m’attendais à quelque chose de bien défini, à cette heure-ci. Wiggins vient de me faire son rapport. Il dit qu’on n’a pu trouver aucune trace de la chaloupe. C’est un contretemps ennuyeux, car chaque heure est importante.
– Puis-je faire quelque chose? Je suis tout à fait reposé présent, et tout prêt pour une autre sortie nocturne.
– Non, nous ne pouvons rien faire. Nous ne pouvons qu’attendre. Si nous y allons, un message peut venir en notre absence, et provoquer un retard. Vous pouvez faire ce qu’il vous plaira, mais je dois rester de garde.
– Alors, j’irai jusqu’à Camberwell rendre visite à madame Forrester. Elle m’en a prié hier.
– À madame Cecil Forrester? interrogea-t-il avec un sourire malicieux dans les yeux.
– Eh bien! À mademoiselle Morstan aussi, bien sûr. Elles étaient anxieuses de savoir ce qui arriverait.
– Ne leur en dites pas trop. On ne saurait faire entièrement confiance aux femmes, pas même aux meilleures d’entre elles.