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Je ne m’arrêtai pas à discuter cette appréciation affligeante.

– Je reviendrai dans une heure ou deux.

– Ça va! Bonne chance! Mais, dites-moi, puisque vous passez de l’autre côté du fleuve, vous pouvez aussi bien reconduire Toby car, à mon avis, il n’est pas probable que nous en ayons encore besoin.

Je pris donc le chien, et je le laissai chez le vieux naturaliste de Pinchin Lane, en même temps qu’un demi-souverain. À Camberwell, je trouvai mademoiselle Morstan un peu fatiguée par ses aventures de la nuit, mais très anxieuse d’en tendre les nouvelles. Madame Forrester aussi était pleine de curiosité. Je leur racontai tout ce que nous avions fait, en omettant toutefois les parties les plus terribles de la tragédie. Ainsi, après avoir parlé de la mort de monsieur Sholto, je ne dis rien de la manière exacte dont il avait été tué. En dépit de toutes mes omissions, pourtant, mon compte rendu comportait assez d’éléments pour les faire frémir.

– C’est une histoire romanesque! s’écria madame Forrester, une dame qu’on a lésée, un trésor d’un demi-million de livres, un cannibale noir et un bandit à jambe de bois. Ces derniers remplacent le conventionnel dragon et le méchant baron.

– Et les deux chevaliers errants viennent à mon secours, ajouta mademoiselle Morstan en me jetant un regard plein de feu.

– Eh bien, Mary, votre fortune dépend maintenant de l’issue de ces recherches. Il me semble que vous n’en soyez pas surexcitée. Imaginez ce que ça doit être d’être si riche, et d’avoir le monde à ses pieds!

De remarquer qu’à cette perspective mademoiselle Morstan ne manifestait aucun enthousiasme fit courir dans mes veines un petit frisson de joie. Au contraire, elle agita la tête fièrement, comme si elle ne prenait que peu d’intérêt à tout cela.

– C’est pour monsieur Thaddée Sholto, dit-elle, que je suis inquiète. Rien d’autre n’a d’importance, mais je crois que d’un bout à l’autre sa conduite a été tout à fait bienveillante et très honorable. C’est notre devoir de le laver de cette terrible accusation sans fondement.

Le soir était venu quand je quittai Camberwell, et il faisait tout à fait nuit quand je rentrai à la maison. Le livre et la pipe de mon compagnon étaient près de sa chaise, mais lui-même avait disparu. Je regardai çà et là dans l’espoir de trouver un billet, mais il n’y en avait pas.

– Je suppose que monsieur Sherlock Holmes est sorti? dis-je à madame Hudson quand elle monta pour abaisser les stores.

– Non, monsieur. Il est allé dans sa chambre. Savez vous, monsieur (elle baissait la voix et ce n’était plus qu’un murmure impressionnant) que j’ai peur pour sa santé?

– Comment cela, madame Hudson?

– Eh! Il est si étrange, monsieur. Après que vous êtes parti, il a arpenté la pièce au point que j’étais fatiguée de l’entendre aller et venir. Puis, je l’ai entendu qui parlait tout seul, qui marmonnait, et chaque fois qu’on sonnait il venait sur le palier et criait:

«Qu’est-ce que c’est, madame Hudson?»

«Après il a claqué sa porte, mais je peux l’entendre aller et venir dans sa chambre, comme tout à l’heure. Je me suis risquée à lui toucher deux mots d’une potion calmante, mais il s’est retourné sur moi avec un air tel que je ne sais pas comment je suis sortie de la chambre.

– Je ne pense pas, madame Hudson, que vous ayez aucune raison d’être inquiète. Je l’ai déjà vu comme cela. Il a quelque chose qui le tracasse et qui l’agite.

Je tentais d’en parler à la légère à la digne madame Hudson. Je me sentis moi-même un peu inquiet quand, toute la longue nuit, j’entendis encore le bruit de ses pas, et que je devinai à quel point son esprit ardent s’irritait de cette inaction involontaire.

À l’heure du déjeuner, il avait l’air usé, hagard, avec une petite rougeur de fièvre aux joues.

– Vous vous éreintez, mon vieux, lui dis-je. Je vous ai entendu marcher toute la nuit.

– Non, je ne pouvais pas dormir. Ce problème infernal me dévore. C’est trop fort d’être coincé par un obstacle aussi insignifiant, quand tout le reste a été débrouillé! Je connais les hommes, la chaloupe, tout ce qui est important, et pour tant je n’ai pas de nouvelles. J’ai mis d’autres agences à l’œuvre, et j’ai employé tous les moyens dont je dispose.

La rivière a été entièrement fouillée, des deux côtés, mais on n’a rien obtenu et madame Smith n’a pas entendu parler de son mari. J’en arriverai bientôt à la conclusion qu’ils ont camouflé la chaloupe. Mais il y a des objections à cela.

– Ou que madame Smith nous a mis sur une fausse piste.

– Non. Je crois qu’on peut écarter cette supposition. J’ai pris des renseignements, il y a bien une chaloupe avec ces caractéristiques.

– Aurait-elle remonté la rivière?

– J’ai considéré aussi cette possibilité, et il y a un groupe de chercheurs qui ira jusqu’à Richmond. Si rien de nouveau ne me parvient aujourd’hui, je partirai moi-même demain et je rechercherai les hommes plutôt que le bateau. Mais, à coup sûr, nous saurons quelque chose.

Nous n’apprîmes rien, pourtant. Pas un mot ne vint, soit de Wiggins, soit des autres agences. Il y avait, dans la plupart des journaux, des articles sur la tragédie de Norwood. Ils paraissaient tous être plutôt hostiles au malheureux Thaddée Sholto. Dans aucun, on ne trouvait de nouveaux détails, si ce n’est qu’une enquête judiciaire devait avoir lieu le lendemain. J’allai jusqu’à Camberwell dans la soirée pour informer ces dames de notre insuccès et, à mon retour, je trouvai Sherlock Holmes déprimé et assez morose. Il voulut à peine répondre à mes questions, et toute la soirée il s’occupa d’une analyse chimique délicate, qui impliquait le chauffage de nombreuses cornues et la distillation de vapeurs, ce qui finit par répandre dans la pièce une odeur qui m’en chassa bel et bien. Jusqu’au petit matin, je pus entendre distincte ment le tintement de ses éprouvettes, qui m’annonçait qu’il était toujours occupé à ses expériences malodorantes.

– Je descends à la rivière, Watson, me dit-il. J’ai bien tourné et retourné ça dans ma tête, et je ne vois qu’un moyen d’en sortir. Ça vaut la peine d’essayer, en tout cas.

– Je peux sans doute aller avec vous?

– Non, vous pouvez m’être beaucoup plus utile si vous voulez bien rester ici pour me représenter. Je m’en vais contrecœur, car il y a de grandes chances pour qu’un message arrive dans la journée, quoique Wiggins fût déjà assez découragé hier soir. Je vous prie d’ouvrir toutes les lettres, tous les télégrammes, et d’agir suivant votre propre jugement si quelque nouvelle vous parvient. Puis-je compter sur vous?

– Très certainement.

– J’ai peur que vous ne puissiez me télégraphier, car je peux difficilement vous dire où j’ai des chances d’être. Si je suis en veine pourtant, peut-être ne serai-je pas parti trop longtemps. D’une façon ou d’une autre, j’aurai des nouvelles avant de rentrer.

À l’heure du déjeuner, je n’avais rien appris le concernant. En ouvrant le Standard, cependant, je trouvai un prolongement à l’affaire.

«En ce qui concerne la tragédie d’Upper Norwood, nous avons des raisons de croire que cette affaire promet d’être plus compliquée et plus mystérieuse qu’on ne le supposait d’abord. De nouveaux témoignages ont montré qu’il est tout à fait impossible que monsieur Thaddée Sholto ait pu y être impliqué d’une façon quelconque. Lui et la gouvernante, madame Bernstone, ont été tous deux remis en liberté hier soir. On croit toutefois que la police est sur la piste des vrais coupables, piste suivie par monsieur Athelney Jones, de Scotland Yard, avec toute l’énergie et la sagacité qu’on lui connaît. On doit s’attendre, à tout moment, à d’autres arrestations.»