– Eh bien, s’il n’a fait rien de répréhensible, nous veillerons à ce qu’il ne lui arrive pas de mal! Nous sommes assez rapides lorsqu’il s’agit d’attraper des types, mais nous le sommes moins pour condamner.»
Il était divertissant de voir Jones se donner déjà des airs importants, maintenant que la capture était faite. J’aperçus un léger sourire sur le visage de Sherlock Holmes, à qui ce changement d’attitude n’avait pas échappé.
«Nous allons arriver au pont de Vauxhall, dit Jones. Docteur Watson, je vais vous mettre à terre avec le coffre au trésor. Je n’ai pas besoin de vous dire que, ce faisant, j’endosse une très grave responsabilité: ce n’est absolument pas dans les règles! Mais la chose était convenue; je ne me dédis pas. Mon devoir m’oblige cependant à vous faire accompagner par un inspecteur, à cause de la grande valeur de ce coffre. Vous irez en voiture, sans doute?
– Oui, je me ferai conduire.
– Il est vraiment dommage qu’il n’y ait pas de clef, afin que l’on puisse procéder à un inventaire préliminaire. Vous serez obligé de forcer la serrure. Dites-moi, Small, où est la clef?
– Au fond de la rivière.
– Hum! Il était vraiment inutile de nous infliger cette contrariété supplémentaire: vous nous avez donné assez de mal! En tout cas, docteur, je n’ai pas besoin de vous recommander la plus grande prudence. Ramenez-nous le coffre à Baker Street. Nous vous y attendrons avant de nous rendre au dépôt.»
Ils me débarquèrent à Vauxhall, moi et le lourd coffre de fer, plus un inspecteur costaud et sympathique. Une voiture nous conduisit chez Mme Cecil Forrester en moins d’un quart d’heure. La femme de chambre parut surprise d’une visite si tardive; elle expliqua que Mme Forrester était sorti pour la soirée et rentrerait probablement très tard. Mais Mlle Morstan était dans le salon; je me fis introduire au salon avec mon coffre; l’inspecteur accepta de demeurer dans la voiture.
Elle était assise près de la fenêtre ouverte, habillée d’une robe blanche diaphane que relevait une touche éclatante au cou et à la taille. Adoucie par l’abat-jour, la lumière de la lampe éclairait harmonieusement son visage délicat et donnait un éclat métallique aux bouches de son opulente chevelure. Appuyée au dossier de son fauteuil en rotin, un de ses bras pendant sur le côté, elle avait une pose triste et pensive. Pourtant, en m’entendant entrer, elle sauta sur ses pieds, et ses joues pâles s’enfiévrèrent de surprise et de plaisir.
«J’avais bien entendu une voiture s’arrêter devant la porte, fit-elle. J’ai pensé que Mme Forrester revenait bien tôt, mais je n’aurais jamais cru que ce pût être vous. Quelles nouvelles m’apportez-vous?
– Mieux que des nouvelles!» dis-je.
Et je déposai le coffre sur la table.
Mon cœur était lourd, et cependant je m’efforçai à la jovialité.
«Je vous apporte quelque chose qui vaut plus cher que toutes les nouvelles du monde. Je vous apporte une fortune.»
Elle jeta un coup d’œil sur la cassette.
«Ainsi donc, voilà le trésor?» demanda-t-elle.
Sa voix exprimait un détachement ineffable.
«Oui, c’est le grand trésor d’Agra. Une moitié revient à Thaddeus Sholto, et l’autre vous appartient. Vous aurez chacun quelque deux cent mille livres. Vous représentez-vous ce que c’est? Il y aura peu de jeunes filles en Angleterre qui seront plus riches que vous. N’est-ce pas merveilleux?»
Sans doute avais-je un peu exagéré mes manifestations d’enthousiasme, et le ton de mes compliments n’était pas entièrement convaincant. Je la vis hausser légèrement le sourcil et me regarder curieusement.
«Si je l’ai, dit-elle, c’est bien grâce à vous?
– Non pas! répondis-je. Pas à moi, mais à mon ami Sherlock Holmes. Avec la meilleure volonté du monde, je n’aurais jamais pu démêler cet écheveau. D’ailleurs, nous avons bien failli perdre ce trésor en fin de compte…
– Asseyez-vous, docteur Watson. Je vous en prie, racontez-moi tout.»
Je lui narrai brièvement les événements tels qu’ils s’étaient déroulés depuis que je l’avais vue. La nouvelle méthode de recherches qu’avait employée Holmes, la découverte de l’Aurore, la venue d’Athelney Jones, nos préparatif, et la course folle sur la Tamise. Yeux brillants, lèvres frémissantes, elle écouta le récit de nos aventures. Lorsque je parlai de la fléchette qui nous avait manqués de si peu, elle devint pâle, comme si elle allait s’évanouir.
«Ce n’est rien! murmura-t-elle, tandis que je lui tendais un verre d’eau. Rien qu’un léger malaise: ç’a été pour moi un choc quand j’ai compris que j’avais exposé mes amis à un aussi horrible péril.
– Ce n’est plus que du passé, répondis-je. Laissons de côté ces tristes détails. Parlons de quelque chose de plus gai: le trésor est là. Que pourrait-il y avoir de plus gai? J’ai obtenu l’autorisation de l’amener avec moi, pensant qu’il pourrait vous plaire d’être la première à le voir.
– Cela m’intéresserait beaucoup!» dit-elle.
Sa voix marquait peu d’empressement. Mais sans doute pensa-t-elle qu’il serait peu aimable de paraître indifférente devant un trophée qui avait été si difficile à conquérir.
«Quel beau coffre! fit-elle, en l’examinant. Je suppose qu’il a été confectionné aux Indes?
– Oui, à Bénarès.
– Et si lourd! s’exclama-t-elle en essayant de le soulever. Le coffre à lui seul doit avoir de la valeur. Où est la clef?
– Small l’a jetée dans la Tamise, répondis-je. Il va falloir emprunter l’un des tisonniers de Mme Forrester.
Il y avait sur le devant du coffre, un large et solide fermoir qui représentait un Bouddha assis. Je parvins à introduire par-dessous l’extrémité du tisonnier, et j’exerçai une action de levier. La serrure céda avec un claquement bruyant. D’une main tremblante, je soulevai le couvercle. Nous restâmes tous deux pétrifiés: le coffre était vide!
Rien d’étonnant à ce qu’il fût si lourd. Le fer forgé, épais de près de deux centimètres, l’enveloppait complètement: il était soigneusement fait, massif, et robuste; le coffre avait été certainement fabriqué dans le but de contenir des objets de grand prix. Mais à l’intérieur, pas le moindre fragment, pas le plus petit débris de métal ou de pierre précieuse. Le coffre était absolument et complètement vide.
«Le trésor est perdu», dit Mlle Morstan avec un grand calme.
Lorsque j’entendis ces mots et que je compris leur plein sens, il me sembla qu’une grande ombre s’éloignait de mon âme. J’ignorais à quel point ce trésor d’Agra avait pesé sur moi: je ne m’en rendis compte qu’au moment où je le vis enfin écarté. C’était égoïste, sans aucun doute! C’était déloyal, méchant, de ma part! Mais je ne pensais plus qu’à une seule chose: le mur d’or avait disparu entre nous.
«Merci, mon Dieu!» m’écriai-je du plus profond de mon cœur.
Elle eut un sourire furtif et me regarda d’un air interrogateur:
«Pourquoi dites-vous cela?
– Parce qu’à nouveau vous voici à ma portée, dis-je, en posant ma main sur la sienne. Parce que, Mary, je vous aime: aussi sincèrement que jamais homme aima une femme. Parce que ce trésor avec toute votre richesse me scellait les lèvres. Maintenant qu’il a disparu, je puis vous dire combien je vous aime. Voilà pourquoi, j’ai dit: «Merci, mon Dieu.»