«- Eh bien, Small, dit le major, nous devons, je pense, essayer de remplir vos conditions. Mais, bien entendu, il nous faut d’abord être certains de la véracité de votre histoire. Dites-moi où est caché le coffre; j’obtiendrai une permission et je prendrai le navire de ravitaillement pour aller voir sur place.
«- Pas si vite! protestai-je, car je devenais plus audacieux à mesure qu’il s’échauffait. Je dois obtenir le consentement de mes trois camarades. Je vous le dis; c’est nous quatre ou personne.
«- C’est ridicule! s’écria-t-il. Qu’est-ce que ces trois Noirs ont à faire avec notre convention?
«- Noirs ou bleus, dis-je, ils sont avec moi, et nous faisons tout ensemble.»
«Eh bien, l’affaire se termina par une deuxième entrevue à laquelle participaient Mahomet Singh, Abdullah Khan et Dost Akbar. Nous discutâmes à nouveau la question et les détails furent enfin arrangés. Nous donnerions à chacun des deux officiers un plan de la partie du fort d’Agra qui nous intéressait, en indiquant le mur et l’emplacement du trésor. Le major Sholto se rendrait aux Indes pour vérifier notre histoire. S’il trouvait le coffre, il devait le laisser en place et envoyer un petit yacht approvisionné pour un voyage. L’embarcation mouillerait à quelque distance de l’île Rutland à laquelle il nous faudrait parvenir. Après quoi, le major reviendrait prendre ses fonctions. Le capitaine Morstan demanderait à son tour une permission pour nous rencontrer à Agra. Le partage final du trésor aurait alors lieu là-bas. L’officier prendrait sa part et celle de Sholto. Les plus solennels serments que l’esprit peut concevoir et la bouche proférer scellèrent notre accord. Muni de papier et d’encre, je travaillai toute la nuit. Au matin, les deux plans étaient faits et paraphés du Signe des Quatre, c’est-à-dire, Abdullah, Akbar, Mahomet et moi.
«Je dois vous lasser avec ma longue histoire, messieurs. Je sais que mon ami, M. Jones, est impatient de me mettre en cellule; aussi je serai aussi bref que possible. L’infâme Sholto partit pour l’Inde, mais ne revint jamais. Le capitaine Morstan, peu de temps après son départ, me montra son nom sur une liste de passagers en route pour l’Angleterre. Son oncle était mort, lui laissant une fortune; il avait quitté l’armée. Et pourtant, voilà comment il s’abaissa à traiter cinq hommes! Morstan partit pour Agra quelque temps plus tard et découvrir, comme nous le pensions, que le trésor n’était plus là. Le gredin l’avait volé sans remplir les conditions en échange desquelles nous lui avions livré le secret. Depuis ce jour, j’ai vécu seulement pour me venger. J’y pensais le jour et j’en rêvais la nuit. Cela devint chez moi une obsession dévorante. Plus rien ne m’importait; ni les lois, ni la pendaison. M’évader, retrouver Sholto, glisser ma main autour de son cou, je n’avais que cette pensée en tête. Le trésor d’Agra, en comparaison de la haine meurtrière que je vouais à Sholto, perdait à mes yeux de son importance.
«Eh bien, je me suis fixé pas mal de buts dans ma vie, et je les ai toujours atteints! Mais de longues, longues années passèrent avant que l’occasion puisse se présenter. Je vous ai dit que j’avais un peu appris à soigner. Un jour que le docteur Somerton était couché avec les fièvres, un groupe de prisonniers ramassa dans les bois un petit insulaire andaman et me l’amena. Gravement malade, il s’était rendu en un endroit isolé pour mourir. Bien qu’il fût aussi venimeux qu’un jeune serpent, je le pris en main et parvins à le guérir. Deux mois après il parvenait à marcher mais, s’étant attaché à moi, il repartit sans plaisir dans les bois et revint sans cesse rôder autour de ma hutte. J’appris un peu son dialecte, ce qui ne fit qu’accroître son affection.
«Tonga, c’est ainsi qu’il s’appelait, possédait un grand canoë qu’il utilisait à merveille. Lorsque je fus convaincu que ce petit homme m’était tout dévoué et qu’il était prêt à faire n’importe quoi pour me servir, j’entrevis une possibilité d’évasion. Je lui en parlai. Il lui faudrait amener son bateau la nuit près d’un débarcadère désaffecté qui n’était jamais gardé et emporter plusieurs outres d’eau, le plus possible de yams, noix de coco et patates douces.
«Il était fidèle et sincère, ce petit Tonga! Jamais homme n’eut compagnon plus dévoué. Il amena son embarcation au quai la nuit indiquée. Mais le hasard voulut qu’un garde se trouvât là; c’était un vil Pathan qui n’avait cessé de m’insulter et de me nuire. J’avais fait le vœu de me venger et maintenant la chance s’offrait à moi. C’était comme si le destin l’avait expressément placé sur mon chemin afin que je puisse payer ma dette avant de quitter l’île. Il se tenait sur le remblai, me tournant le dos, sa carabine en bandoulière. Je cherchai autour de moi un roc avec lequel lui casser la tête, mais je n’en vis aucun.
«Une étrange pensée me traversa alors l’esprit. Je m’assis sans bruit dans l’obscurité et défis ma jambe de bois. En trois grands sauts, je fus sur lui. Il mit sa carabine à l’épaule, mais je le frappai de plein fouet et lui défonçai le crâne. Le pilon est fendu à l’endroit où j’ai tapé, vous pouvez voir. Nous nous écroulâmes tous les deux, car je ne pus garder mon équilibre. Mais quand je me relevai, lui resta étendu. Je me dirigeai vers le bateau; une heure plus tard nous étions déjà loin en mer. Tonga avait emmené tout ce qu’il possédait sur terre, ses armes et ses dieux. Il avait entre autres, une longue lance en bambou et quelques nattes en fibre de cocotier, avec lesquelles je confectionnai une sorte de voile. Dix jours durant, nous naviguâmes au hasard, espérant que la chance nous sourirait. Le onzième, un cargo nous récupéra. Il transportait des pèlerins malais de Singapour à Jiddah. C’était une foule étrange! Tonga et moi parvînmes bientôt à nous mêler à eux. Ils avaient en commun une précieuse qualité: ils ne posaient pas de questions et nous laissaient tranquilles.
«Mais s’il fallait vous raconter toutes les aventures par lesquelles nous sommes passés, mon petit copain et moi, vous demanderiez grâce, car il me faudrait vous garder ici jusqu’au matin. Nous voyageâmes un peu partout dans le monde. Il surgissait toujours quelque chose pour nous empêcher d’arriver à Londres. Mais jamais durant ce temps, je ne perdais de vue mon but. Je rêvais de Sholto la nuit. Pourtant, enfin, nous nous trouvâmes un jour en Angleterre; il y a de cela trois ou quatre ans. Il ne fut pas très difficile de découvrir où il vivait et je me mis en quête de savoir s’il avait vendu le trésor ou s’il le possédait encore. Je me liai avec quelqu’un qui pouvait m’aider. Je ne donne pas de noms, car je ne tiens pas à mettre qui que ce soit dans le bain. J’appris bientôt que Sholto avait encore les joyaux. Je tentai de bien des façons de parvenir jusqu’à lui; mais il était rusé, méfiant, et il y avait toujours deux anciens boxeurs, en plus de ses fils et de son khitmutgar, pour le garder.
«Puis un jour, j’appris qu’il se mourait. Je me précipitai dans le jardin, furieux qu’il échappe ainsi à mes griffes. Regardant par la fenêtre, je le vis, étendu sur son lit, ses deux fils de chaque côté. Je serais entré et j’aurais tenté le tout pour le tout contre eux trois, mais je vis sa mâchoire tomber et je sus qu’il venait de mourir. Je pénétrai dans sa chambre pendant la nuit pour fouiller ses papiers dans l’espoir d’y trouver une indication concernant le trésor. Il n’y avait pas un mot là-dessus! Je m’en retournai amer et furieux comme vous pouvez le penser. Mais avant de partir, je pensai que mes amis sikhs seraient contents de savoir que j’avais laissé une preuve de notre haine. J’inscrivis donc le Signe des quatre, comme il était marqué sur les plans, et l’accrochai sur sa poitrine. Ainsi, au moins Sholto ne serait pas enseveli sans être marqué par les hommes qu’il avait volés et trahis.