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Le bistrotier, il les voit de plus en plus grimper en mayonnaise et il est sur le point d’exploser. Il va aller leur dire que son établissement n’est pas un bouic et que sa clientèle a toujours été sélecte. Pour les parties de trou du cul, faut aller au Fatima Hôtel, à l’autre bout de la strasse. Ça y est, il dépose sur la paillasse du comptoir le verre qu’il essuyait et s’avance sur le couple en lissant sa bacchante de directeur de cirque bulgare.

Juste qu’il va tonner, le moricaud lui demande s’il a du champagne. Ça lui coupe ses effets à l’Auverpiot.

— Du champagne ? répète-t-il en écho.

— On aimerait en boire une bouteille, précise le nègre.

Le commerçant prend le pas sur le pudibond.

— J’ai du Lucien Saillet millésimé, se souvient-il.

— Amenez-moi une bouteille bien frappée, patron !

— Avec plaisir, monsieur. On mettra du gros sel dans le seau à glace pour hâter le refroidissement.

Tout courroux éteint, le moustachu va préparer la boutanche de roteux. Il est rarissime qu’il serve du champ’ dans son bistrot. Et faut que ce soit un enviandé de negro qui en commande. Un marlou, il gage, en train de chambrer une polka pour la mettre sur le ruban. Qui sait même s’il mijote pas de l’expédier aux asperges par-delà les océans ? Connasses de filles qui veulent tâter au paf des colored, comme si c’était meilleur qu’un beau joufflu de chez nous, plein de poils et de comédons. Du bon paf de comice sans histoires, mais qui te fait la route (et la biroute) gaillardement.

— Pourquoi commandes-tu du champagne ? murmure Violette.

— Pour me faire remarquer. Un sale nègre qui sable le champ’ avec une Blanche dans un petit troquet de quartier, ça ébouriffe les clilles.

— Tu es intelligent, note la pécore.

— Pour un Black, j’ai pas à me plaindre, convient M. Blanc.

* * *

Nous vidons notre coupe de Dom Pérignon. Comme l’addition est réglée, je laisse un gros talbin sur la table à l’intention du personnel ; pas paraître petzouille en un lieu si prestigieux.

Avant de le quitter, nous nous agenouillons devant l’immense portrait de l’entrée pour une ultime action de grasse. La conscience légère mais l’estomac bondé, nous rejoignons notre hélico et, bientôt, c’est le décollage vertical somptueux près de l’admirable façade verte et rouge dont l’appareil fait frémir les rideaux (car plusieurs fenêtres en sont ouvertes).

— Votre opinion, chère July ? fais-je après avoir bouclé ma ceinture.

— Inoubliable ! assure la Norvégienne.

Seules, les minuscules loupiotes versicolores du tableau de bord éclairent l’habitacle. Douce pénombre, créatrice d’un isolement capiteux. Le bruit du moteur ajoute encore à ce sentiment étrange de « marginalisation ». Nonobstant le comportement de la mère Larsen, je saisis sa main. Elle ne me la retire pas.

— J’aime me trouver au côté d’une jolie femme, la nuit, dans l’espace. Le temps n’existe plus. Seule subsiste cette exquise notion d’être en suspension, à deux, au fond de notre galaxie.

Je me tais, me demandant si la phrase, pour poétique qu’elle se souhaite, ne serait pas un peu trop « chargée ». Pourtant, July presse mes doigts. Alors quoi ? Elle était trop accaparée par la bouffe chez le grand Paul et maintenant, gavée, elle se tournerait vers d’autres plaisirs ? Ça m’arrange de penser ça. Peut-être pourrais-je pousser un brin l’avantage ? Mais non : inutile d’effrayer la proie. Nous avons le temps. La soirée s’achève, mais la nuit commence.

CHAT CLOWN 6

Par instants, notre pilote jacte dans le micro placé devant sa bouche. Il profère des paroles techniques, un graillonnement que je juge inaudible lui répond. Il s’en contente et continue de driver son Ecureuil.

La tête de July est maintenant sur mon épaule. Le rythme de sa respiration me laisse à penser qu’elle dort.

Soudain, un bruit anormal se fait entendre, qui évoque celui d’une crécelle de lépreux.

— Qu’est-ce qui se passe ? demandé-je au pilote.

Il grommelle :

— Je crains que ce soit la bielle du rotor.

— C’est grave, docteur ?

Au lieu de répondre, il se met à jacter dans son micro, expliquant calmement à quelque terrien à l’écoute qu’il a des couilles avec son engin.

Et moi, d’un calme illicite, je pense à l’avertissement récent de Chilou : « Pendant votre retour sur Paris, il y aura un incident de parcours. » Eh bien, je suppose que le voilà !

— Nous avons des ennuis ? demande July Larsen sans s’affoler.

— Je ne crois pas qu’ils soient bien graves.

— Ce bruit n’est pas très sympathique, note-t-elle.

Je souris.

— Il me rappelle celui que produisait le morceau de carton léger que je fixais, jadis, à la fourche de mon vélo. Il frottait contre les rayons de la roue, ce qui donnait une petite pétarade similaire à celle-ci. Tout ce qui peut rappeler un moteur excite les garçons.

Notre pilote vient de couper le contact avec ses interlocuteurs du rez-de-chaussée.

— Nous allons nous poser sur l’aéro-club de Chalon-sur-Saône, déclare-t-il. Je pense pouvoir réparer moi-même. Dans le cas contraire, une auto vous conduira à Paris.

— Je suis navré de ce contretemps, soupiré-je.

July Larsen hausse les épaules.

— J’ai toute la nuit devant moi, vous savez !

Tiens, tiens ! On dirait qu’elle a complètement rendu les armes, cette exquise.

Quelques lumières parsèment le terrain. On sent qu’il n’est pas d’un usage nocturne. Notre Ecureuil se pose sans bavures. Si ce n’était la fameuse crécelle, tout à son bord semblerait normal.

L’hélico-driver ouvre la lourde et saute sur le terrain qui sent l’herbe mouillée. Il tend la main à notre passagère pour l’aider à déhotter.

— Le club-house vient d’être rouvert pour la circonstance, annonce-t-il en désignant une petite construction éclairée, tout près de l’appareil. C’est bien le diable si on ne peut vous servir un café !

Je biche July par la taille et l’entraîne. Elle ne prend pas mal du tout la mésaventure.

Comme nous parvenons à la construction, une Jeep débouche sur le terrain, phares allumés et se dirige droit vers notre coucou.

— Le mécano, je suppose, dis-je à ma compagne d’infortune du pot.

Et nous entrons dans une sorte de café en tenue de nuit (les chaises sont sur les tables). Un mec en imperméable par-dessus un pyjama de pilou ayant appartenu à son grand-père, met en route le perco.

— Bonsoir ! claironné-je. On vous dérange ?

Il a de la malrasance genre cactus plein sa frime maussade, le regard évasif, la bouche en fond de cage de perroquet.

Il grogne je ne sais quoi.

— Du café, bien sûr ? ajoute-t-il à son inaudibilité.

— Volontiers.

Nous déchaisons un dessus de table formiqueuse et prenons place. Des photos d’avions à moteur plus ou moins anciens tapissent les murs en frisette de bois. Quelques coupes sur des étagères. Des fanions triangulaires festonnent de-ci et même de-là.

Le gérant du club-house tire deux tasses à sa locomotive, plonge une méchante cuillère à café dans chacune d’elles, chope quelques sucres dans une coupe et nous apporte le tout. Les fafs qui enveloppent les sucres représentent les dominos. Tu me croiras ou tu iras te faire foutre, c’est le double six qui m’échoit. J’y vois comme un présage positif.

Pendant que nous sommes en train de souffler sur notre brûlant breuvage, la porte s’ouvre sur le pilote.