« — Oh ! c’est vous ! Vous pourriez tout de même attendre que je vous dise d’entrer. »
« Je ne percevais aucune parole de son interlocuteur. Celui-ci devait s’exprimer par signes car Jérémie a murmuré :
« — Attendez, je vais l’inverser sur le « bip ». »
« Du coup son appareil a cessé d’émettre les paroles et les bruits pour seulement faire entendre son signal sonore. »
— Et alors ?
Ces sempiternels deux mots, fer de lance de toute curiosité en exercice ! « Et alors ? »
— Au bout d’un moment, le « bip-bip » s’est déplacé. J’ai cru que Jérémie partait. Je me suis approché de l’hôtel, mais il avait dû sortir par une porte de derrière. Alors j’ai serré la fréquence au maximum pour rejoindre notre ami. Cette manœuvre nous a amenés devant une boîte aux lettres et j’ai compris qu’on avait glissé l’appareil dans ladite boîte et que Jérémie avait disparu.
— Qu’as-tu fait ?
— J’ai alerté Mathias et Mizinsky. Celui-ci m’a rejoint à l’hôtel où, à notre requête, un vieux veilleur de nuit nous a conduits à la chambre de nos amis. Bien entendu, elle était vide et il n’y avait aucune trace de lutte. Le type interrogé a déclaré qu’aucune personne n’était entrée à l’hôtel après Jérémie et Violette et que personne ne l’avait quitté.
— Explication du phénomène, Jean-Paul ? demandé-je à mon jeune confrère.
— Le bonhomme dont parle Pinaud est à moitié écroulé. Il porte un appareil acoustique qu’il doit poser pour s’étendre sur le lit de fer pliant aménagé dans une sorte d’office contigu à la réception. Il doit compter, pour se réveiller, sur la sonnette de nuit particulièrement stridente.
— Donc, il ne se serait pas rendu compte des allées et venues ?
— Je le présume.
Je regarde ces trois frimes tenaillées par la fatigue et le sommeil.
— Quelles paroles exactes Jérémie a-t-il prononcées quand quelqu’un est entré dans la chambre ?
Le vétuste tire sur un long poil gris en train de pousser sur son nez et l’arrache. Dommage, il était beau. Il répète :
— Il s’est exclamé : « Oh ! c’est vous ! » Et il a ajouté sur un ton mécontent : « Vous pourriez tout de même attendre que je vous dise d’entrer ! »
— Donc il connaissait l’intrus.
— Sans aucun doute.
— Et il ne le redoutait pas puisqu’il lui reprochait de l’avoir surpris en plein coït. Ensuite, tu as eu l’impression que l’arrivant le priait, par gestes, de couper le contact de son émetteur ?
— Fatalement, puisque Blanc a dit : « Attendez, je vais l’inverser sur le bip. »
Je caresse le sous-main du Vieux, en cuir de Cordoba. Le grain en est extrêmement fin et ça ressemble à de la peau de femme vers le haut de la cuisse.
— En résumé, le couple a été surpris par une personne de connaissance qui était au courant de l’équipement phonique de Blanc et qui possédait une certaine autorité sur lui, vu qu’il lui a intimé d’en interrompre le fonctionnement.
Mathias qui la ferme à double tour depuis mon arrivée ajoute :
— Il connaît l’arrivant, mais il le vouvoie.
Manière de ne pas être en reste, Mizinsky ajoute :
— Il le vouvoie, mais n’est pas déférent car il lui reproche d’être entré sans attendre qu’on l’y invite.
Je ramasse le crachoir et enchaîne :
— Relation professionnelle, à preuve : le mec qui survient est au courant du port du bip-bip et Jérémie trouve normal qu’il soit informé de la chose puisqu’il dit qu’il va couper l’émission.
— C’est porteur, balbutie Pinuche dont le menton touche déjà la cravate.
Effectivement, sa respiration bascule aussitôt après cette énigmatique affirmation et le vieux bébé déchiqueté s’endort.
— Nous nous sommes fait niquer comme des bleusailles, soupire Mizinski.
— César ! hélé-je d’une voix vigoureuse.
Le Fossile laisse tomber son chapeau de ses genoux ainsi que son mégot de ses lèvres.
— C’est à propos de quoi ? bavoche l’Ancêtre.
— Dis-moi, Momifié, était-ce la première fois que Jérémie et Violette allaient copuler à l’Hôtel du Roi Jules ?
— Oh ! non. Je ne sais pas s’ils « honoraient » chaque fois leur chambre, mais c’était la quatrième.
— Putain, il chômait pas du bistougnet le Négus ! Cela dit, ils se sont donc bien fait remarquer dans cet établissement conçu pour soulager les douleurs !
— D’autant plus qu’ils faisaient un vrai cinéma avant d’y entrer : s’embrassant à pleine bouche, entremêlant leurs jambes, se palpant les parties intimes, tu vois le topo ?
— Ils jouaient leur partition, quoi ! tranché-je.
Je me dresse et marche à pas mesurés dans le vaste burlingue directorial. Il conserve encore un je-ne-sais-quoi de sanctuarisé, et, cependant, la présence du Vieux s’estompe. Ça me fait comme si j’avais le pressentiment qu’il ne reviendra jamais dans cette pièce, point de départ de tant et tant d’aventures ! Une musiquette rouillée retentit dans mes dépendances subconscientes. Le petit air déchirant de la nostalge… Je pressens qu’une page importante est en train de se tourner.
— Mes enfants, dis-je après un long soupir, allez donc vous coucher : demain il fera jour.
— Et nos deux collègues ? demande Mizinsky avec un soupçon de reproche.
Je hausse les épaules.
— S’ils ont été abattus, il est trop tard. S’ils vivent encore, on les retrouvera demain. Cette nuit, c’est ta nouvelle lune, et il est impossible de distinguer un Noir dans le noir ! Salut !
Je repars.
Tiens, je boirais volontiers un coup de raide pour m’armaturer le mental en pleine flancherie.
D’un pas incontrôlé je me rends à la brasserie de la Poule où mes collègues vont choucrouter en se prenant pour Maigret. Quelques figures amies me hèlent, mais je leur fais signe que j’ai école. Marrant : y a trois plombes, je me trouvais encore au milieu des cristaux et des empesures de Bocuse avec July I, il y a une heure, j’enfilais grand veneur July 2, dans une suite du Royal Chambord. Et puis me voici seul, épouvanté par ce qui arrive à Mister Blanc.
— Qu’est-ce que ce sera, commissaire ? s’enquiert Alfred, un vieux loufiat à favoris-pattes de lapin.
— Prends un verre à bock, fais-je, laisse tomber dedans deux gros glaçons et remplis ce qui restera d’espace de Campan.
— Ah ! si c’est un soin ! ricane le garçon.
Je fonce jusqu’au téléphone pour chercher l’Hôtel du Roi Jules dans l’annuaire. L’établissement se trouve dans une petite rue qui traverse l’avenue Mozart. Je me rappelle soudain y avoir tiré une vendeuse de chaussures qui se prénommait Lucia. Juste avant la fermeture de son magasin, je lui avais acheté une paire de mocassins qui me faisaient de l’œil dans la vitrine. Elle m’avait dit « Vous serez là-dedans comme dans des pantoufles. »
Y avait un trou à ses collants, pile à l’endroit du frifri, et je pouvais apercevoir son adorable slip rose. Du coup je la chambre à mort. Une brunette coiffée Mireille Mathieu. Ça biche. Soixante-dix minutes plus tard, on franchissait le porche du Roi Jules. Pas mémorable comme coup de bite : gentillet, sans plus. La troussée aimable entre gens qui ne se reverront plus.
Elle essayait de participer, depuis le temps qu’on lui serinait Coubertin, mais le cœur n’y était pas et le cul encore moins. T’as plein de mousmés qui veulent se donner l’air d’avoir l’air, mais qui en réalité préféreraient suivre des cours d’arts ménagers plutôt que de lichouiller une tête de zob en réprimant des spasmes, manière de faire croire à son tombeur qu’elle est initiée à toutes les combines de la chair.