Les lumières de l’avenue filtrent légèros dans la pièce, suffisamment pour me découvrir July endormie. Ravissante vision. Ses cheveux lui composent une auréole sur l’oreiller. Elle est abandonnée en chienne de fusil et sa main droite, crispée en poing, paraît soutenir son menton. Très joli tableau, qu’on ne se lasse pas de contempler. J’hésite pourtant à promener le front de mon chibre sur sa bouche pour la réveiller délicatement, mais je suis si fatigué que j’y renonce. Après tout, ce sera meilleur au petit matin, dans la moiteur des draps. Nos corps referont surface à l’unisson et, prenant conscience l’un de l’autre, repartiront comme dans une nacelle à la conquête du plaisir (celle-là, faudra que je l’envoie à Françoise Sagan, qu’elle la mette dans un vrai livre).
Alors, en faisant le minimum de bruit, je me coule sous les draps et joins mes jambes repliées sous ses fesses exquises. Elle ne réagit pas. O.K., dormons !
La sonnerie du biniou. Serait-ce de nouveau Pinaud ? Non, la voix aimable de la standardiste m’annonce simplement qu’il est huit heures trente. July avait programmé son réveil avant de s’endormir. Je remercie chaleureusement la préposée pour cette excellente nouvelle et me livre à une reprise en main de ma personne. Putain, tout ce qui m’attend en fait de boulot !
Je décide de m’accorder encore dix minutes de répit avant d’affronter les merdouilles de la journée. Faut toujours se dorloter quand on le peut, sinon qui le fera à votre place ? Je me dis qu’une belle empétardée matinale m’éclaircirait l’esprit. Alors je glisse ma dextre avide sur la cuisse de July 2. Vivement, je la retire. Tu sais quoi ? Elle est froide ! Et tu sais re-quoi ? Elle est raide. Du bois ! Et pas de celui dont on fait les pipes !
J’évacue le plumard à la vitesse d’un lavement incontenable. Arrache drap et caroubles. La gerce est nue et un énorme coutelas de boucher est enfoncé entre ses omoplates. Beaucoup de sang a coulé de son dos. Elle était assassinée lorsque je suis rentré. J’ai dormi avec une morte que mon subconscient prévoyait de baiser à mon réveil !
A cet instant on toque à la porte et une clé se met à farfouiller la serrure. Vite je recouvre la morte jusqu’au menton.
C’est un garçon d’étage qui apporte le petit déje de July 2 : un thé de Ceylan avec des rôties croustillantes et du beurre.
Je lui attrique un pourliche de palace et il se retire en arc de cercle en me souhaitant « une bonne journée » ! Bonne journée ! Voilà qui est marrant à pleurer ! Bonne journée au gonzier qui a une femme assassinée sur les bras (femme qu’il a pilotée jusqu’à cette suite et sabrée, et qui reçoit le loufiat devant son cadavre en ayant l’air naturel !). Bonne journée à un commissaire d’infortune dont deux des plus précieux auxiliaires ont été enlevés (et probablement trucidés) !
Je pare au plus pressé, à savoir que je m’offre le thé de la morte. J’aime pas les tisanes, mais j’ai besoin d’absorber un truc chaud afin de colmater mes brèches les plus criardes. Pas s’affoler. Bien contrôler ce sac de nœuds pour pas qu’il dégénère.
Avant tout, informer le Vieux de la tournure des événements. Je compose son turlu et la sonnerie bourgeoise se met à trémoler dans son hôtel particulier. Je laisse sonner seize fois et je raccroche au moment exact où on répondait enfin. Du coup je réitère mon appel. Le correspondant n’a pas eu le temps d’aller loin car il dégoupille au troisième drelin.
— Nous écoutons ! m’assure une voix britannique et gourmée.
— Oh ! c’est vous, Ross ! Passez-moi Monsieur d’urgence.
Le larbin rétorque :
— La chose m’est impossible, monsieur le commissaire. L’état de Monsieur s’est aggravé cette nuit et il a dû être admis d’urgence en clinique.
Merde ! Tu vas voir qu’il va nous tirer un bras d’honneur, Chilou, et filer dare-dare chez le Barbu !
— Quelle clinique, Ross ?
— Je l’ignore, monsieur le commissaire : secret défense.
— Mais enfin, putain de merde, il doit bien y avoir un moyen de le joindre quand il s’agit d’un événement gravissime !
— Non, monsieur le commissaire ! assure péremptoirement le valet.
Moi, instantanément, il me vient des touffes d’orties à la place des poils du cul. Je me dis à toute volée : « Oh ! misère de moi : il est mort ! Pour des raisons que j’entrevois mal on recule l’annonce de son décès, mais ça y est, Pépère a largué les amarres ! » Ma gorge se noue. Je me sens infiniment creux, fétide de partout.
— Merci, Ross, je crois que j’ai compris.
Je raccroche. Mon toast détrempé flotte à la surface de ma tasse, s’élargit au point de la combler.
J’écarte ma chaise de la table, mets mes coudes sur mes genoux et biche mon front à deux mains. Une rafale de passé fait trépider ma mémoire. Mille images du Vieux se succèdent : son crâne poli, ses manchettes immaculées, sa rosette sur canapé, son œil glacial, son appétit sexuel quand il « entreprenait » une Mlle Zouzou dans son burlingue soudain mué en alcôve. Sa voix cinglante, ses redondances dindonesques et, en société, ses gestes de prélat bénisseur et tasteur de chattes.
Pourquoi a-t-il insisté pour que je m’installe dans son bureau, lui qui tenait tant à sa « salle du trône » où il se comportait en monarque ?
Je hale le biniou jusqu’à moi car il est muni d’un interminable fil qui permet de l’emmener promener à la campagne. C’est Mathias que je sonne, cette fois. Et il est déjà à pied d’œuvre, le chéri.
— J’arrive à la seconde ! m’annonce-t-il.
Il paraît content, bien dans sa peau de rouquin.
— Du nouveau, Antoine ? ajoute-t-il.
Il passera le restant de ses jours à se gargariser de mon prénom et du tutoiement auquel je l’ai autorisé.
— Oui, dans le genre Berezina. Figure-toi que j’ai une fille morte sur les bras dans la suite présidentielle du Royal Chambord. Il faut absolument que nous l’évacuions sans tambour ni trompette.
Sans presque hésiter, il déclare :
— J’arrive : je suis le docteur Xavier Mathias, appelé par toi. La dame a eu un malaise. Je réclame son hospitalisation. Une ambulance affrétée par mes soins arrivera vingt minutes après moi. Monte-charge, sortie des fournisseurs. On l’embarque à la morgue de l’hôpital Bonebourg dont le directeur est mon cousin germain. Elle sera inscrite sous la rubrique « Trouvée sans identité sur la voie publique ». Ça te convient comme programme ?
— Je t’aime ! dis-je en guise de réponse.
Trouvée sans identité…
Je pars à la recherche de son sac à main. Impossible de mettre la pogne dessus. Et cependant je suis certain qu’elle en avait un en arrivant ici. Un sac-pochette bleu taillé dans un drôle de cuir, peut-être de la peau de requin. Je la revois le jetant négligemment sur la commode de la chambre. Ce qui a griffé mon attention c’est que, par un effet du hasard, souvent farceur, le réticule est tombé verticalement et qu’il est demeuré droit. Mais j’ai beau visiter les trois pièces de la suite, ses deux salles de bains, son immense dressing, je ne le retrouve pas. Force m’est d’admettre que l’assassin de July 2 s’en est emparé.
— Le docteur est en bas, monsieur, m’avertit le concierge.
— Dites-lui de monter.
Au bout de trois minutes, le salon paraît s’éclairer car Mathias entre, la tignasse flamboyante.
Je lui résume l’aventure, depuis la venue de July 1 jusqu’au cadavre de July 2.
— Maintenant, à toi de jouer, mon fils : je n’ai touché à rien, c’est tout bon.