— Elle était assez belle pour qu’on ne l’oublie pas tout de suite.
— J’aimerais savoir comment elle s’est comportée après mon départ.
— C’est-à-dire ?
— A-t-elle marqué de l’impatience ? Eu l’air surpris ? Comment est-elle partie d’ici, tout ça, vous pigez ? Bien en détail, monsieur Rombier.
Il resourcille.
— Vous savez mon nom ?
Au lieu de lui dire que je me suis rencardé avant de venir, je lui fais l’aumône d’un chouette mensonge :
— Ben, je vous ai reconnu, qu’est-ce que vous croyez ! Régis Rombier, un as de l’acrobatie aérienne dans les années sixties. Vous grimpiez sur les ailes de votre coucou en vol ! Comme Roland Toutain, le comédien.
Là, je l’inonde de félicité, le vioque. Quand tu fais respirer sa gloire à un oublié, il s’embaume recta. Voilà qu’il se réanime, Rombier, se met à m’aimer.
— C’est vrai que vous m’avez reconnu, commissaire ?
Je remouille la compresse :
— Vous étiez mon idole quand j’étais mouflet !
Là, c’est la larmouille sur sa peau parcheminée.
Il se penche et sort de sous son rade une boutanche de vin blanc, vide nos verres d’eau gazeuse dans son bac à plonge et nous exécute deux ras bord d’une main qui ne tremble toujours pas.
— Je croyais que vous n’aviez pas le droit de vendre d’alcool, monsieur Rombier ? plaisanté-je.
— Pas le droit d’en vendre, mais le droit d’en offrir.
Il emplit à son intention un troisième godet.
— A la bonne vôtre, mes amis !
Après avoir ras-bordé, il culsèque, soucieux de ne pas laisser traîner des pièces à conviction.
— Pour en revenir à ce que vous me demandiez, monsieur le commissaire…
— Appelez-moi Antoine, ça me flattera.
Il opine et remplit nos verres de nouveau.
— Vous avez raison, fils : je pourrais être votre père. Donc, l’autre nuit, le pilote vient vous chercher et votre copine reste seule, les jambes croisées ! Pas triste ! J’ai soixante-huit ans, mais je lui aurais bien dit deux mots. Elle regardait l’heure à tout bout de champ. Et puis voilà un type qui se pointe. Jeune : trente-cinq balais à tout casser. Un imper noir à épaulettes ; d’un blond tirant sur le roux, l’air vaguement militaire, mais ça venait sans doute de la coupe de son imperméable.
« Il s’avance à la table de la femme. Elle lui sourit, lui tend la main. Il murmure un nom que j’entends pas, preuve qu’ils ne se connaissaient pas. Le gars dit avec un accent étranger :
« — Pardonnez-moi mon retard, mais j’ai préféré attendre qu’il décolle. »
« Il se tourne vers moi, désigne les consommations.
« — C’est payé ? » il me demande.
« Je fais signe que non. Alors il sorte une liasse de billets de son imper, jette un talbin de cent balles et écarte la table pour que la femme se dégage. Et puis ils s’en vont sans attendre la monnaie. Moi je cours à la porte pour prévenir le type. Je l’entends dire à la femme :
« — C’est à une cinquantaine de kilomètres d’ici, un ravissant petit château bourguignon, à la corne d’une forêt. Vous y serez très bien. »
« Je le hèle :
« — Vous oubliez votre monnaie ! »
« Il a un geste je-m’enfoutiste et s’empare du bras de la femme. Ils vont jusqu’au parking où une voiture avec chauffeur les attend. Une grosse bagnole, genre Mercedes ou américaine couleur foncée. Et ils disparaissent. Terminé ! »
— Eh bien, je n’en espérais pas tant, monsieur Rombier. Vous êtes également un acrobate de la mémoire.
Il me rit à plein dentier. Ses chailles, avec sa vie de cascadeur, il a pas attendu le troisième âge pour les effeuiller. Il en a marqué son chemin de bohème, comme le petit Poucet marquait le sentier du bois avec des cailloux. Soit dit en passant, j’insurge qu’on bonnisse aux bambins l’histoire d’un père allant perdre ses chiares dans la forêt. Drôle de façon de les sécuriser, les pauvrets ! Moi, tu ne m’ôteras pas de l’idée que ce Perrault de mes deux était un grand dégueulasse sadique, à terroriser nos bambins avec ses corneculteries de loup habillé en grand-mère pour bouffer la petite fille, de Barbe-Bleue zigouillant ses rombiasses et autres sanglantes sornettes ! Que moi je préfère lire aux petits enfants quelques pages de Robbe-Grillet pour être bien certain de les endormir mieux qu’avec une péridurale !
— Franchement, je n’en espérais pas tant, répété-je, sincère.
Pinaud qui est en manque de jacte, déclare :
— A quoi tient le hasard. Si cet homme avait réglé normalement vos consommations, sans abandonner un pourboire extravagant, M. Rombier ne serait pas sorti et n’aurait donc pas entendu les paroles du type à l’imperméable relatives à ce château sis à cinquante kilomètres d’ici.
— Maintenant, respire ! enjoins-je à l’élégant.
Puis, à l’ancien cascadeur :
— Monsieur Régis, l’autre nuit vous avez ouvert ce club alors qu’il ne fonctionne que dans la journée, je suppose ? D’ailleurs vous étiez en pyjama sous votre manteau.
— En effet.
— Qui donc vous a demandé de le faire ?
— M. Bonvalet-Depied, le président du club.
— En quels termes et à quelle heure ?
— Il était dix heures du soir. Il m’a dit que la police parisienne demandait l’usage du terrain pour un hélico entre minuit et une heure et que je devais ouvrir ma boutique exceptionnellement pendant ce laps de temps.
— Sans autre ?
— Non. Il n’avait pas l’air de savoir grand-chose de plus.
— Donnez-moi le bigophone de ce M. Bonvalet-Depied.
Le dabuche farfouille dans un tiroir et pêche un bristol sous pochette plastifiée sur lequel sont inscrits quelques noms accompagnés de numéros téléphoniques. Je prends note de celui du président.
— Il y a longtemps que vous habitez le pays, m’sieur Régis ?
— Une dizaine d’années. La même semaine j’ai perdu ma femme et ma mère. Ma vieille était native d’ici. J’ai hérité la maison de famille où elle avait passé sa vie. J’en avais quine de Paname. Alors, après ces deux deuils, je me suis dit que le moment de la verdure était venu. J’ai du terrain : je fais mon vin et mes légumes, quelques moutons… Ça pousse tout seul, le mouton, sans faire chier personne. Une petite pension de merde, un petit turbin de merde au club, ma voisine qui est veuve lave mon linge et me suce la queue ; je m’en sors et j’ai de quoi me finir !
— Vous les connaissez, vous, les castels bourguignons du coin ?
Il hausse les épaules.
— Moi, les châteaux, c’est pas mon blaud, sauf lorsqu’ils sont en photo sur une étiquette de pinard.
Le mot le fait réagir et il nous sert une troisième fois. La pluie tombe plus dru que naguère et cingle les vitres du club-house.
— Vous ne voyez pas qui pourrait me guider à propos de ces foutus châteaux ?
— J’ai ce qu’il vous faut : l’ancien proviseur du lycée. Il a deux passions dans la vie : les vieilles bâtisses bourguignonnes et le vol en planeur.
Il est à table lorsque nous sonnons chez ledit.
Un type sympa, corpulent, gris de poil, qui a conservé un accent du Sud-Ouest des plus rocailleux. Ses élèves ont dû beaucoup se marrer, quoiqu’il n’ait pas une frime à se laisser chahuter, M. Rebuffade.
Par une enculade de portes ouvertes, je vois la table servie, sa mémé pas joyce, une grande fille languissante qui doit être la bonne, et une gibelotte de lapin dont l’arôme parvient jusqu’à nos naseaux.
Ma carte ! Mille excuses pour notre intempestivité. Mais cas d’urgence. Vous qui avez été fonctionnaire, cher monsieur…