Je lui vote un sourire princier, comme y a plus qu’à Monaco que tu peux en trouver quand Paris-Match est en maraude.
Ma brèmouze.
— Encore ! rembrunit la blonde (mais je te parie qu’elle est brune plein sa culotte).
— Je sais, tais-je, une enquête a ses nécessités, madame Vénérien, auxquelles tout citoyen doit se soumettre.
Bérurier intervient :
— Pour nous z’aut’, c’t’un bonheur d’ tomber sur une personne pareillement roulée, déclare-t-il à l’emporte-pièce.
Un peu estomaquée, la dadame, de voir un drauper la charger cosaque but en blanc. Ceux qui nous ont précédés ici avaient des manières moins exquises et plus professionnelles. Ils faisaient pas dans la dentelle, eux, à l’instar de Béru Ier.
Je demande la permission de causer avec sa fifille. Elle me répond qu’elle est claquemurée dans sa chambre, au premier : la porte de gauche. Nous explique que son mental a gravement morflé, la gosse ! Dis, quand on te saigne à mort un julot sur le ventre et qu’on laisse la tige de sa sucette dans ta chagatte, y a de quoi te faire paumer les pédales ! Elle parle de se faire religieuse, la Martine, pour toucher le tiercé dans les ordres. Elle veut se vouer à l’Immaculée Conception, histoire de se retricoter une virginité.
— Si c’est comme ça, murmure Béru, c’serait p’t’être meilleur qu’tu la voyes tout seul, pas l’échauffourer[1].
Le madré bonhomme ! Tu parles comme je le vois venir avec ses gros sabots normands. Il a fait tilt pour la dame Vénérien, le bougre, et espère la chambrer pendant que j’interrogerai sa fille.
Mais à quoi bon lui mettre des bâtons dans les roupettes ? Je m’engage seul dans l’escadrin.
Martine, je l’ai pas connue à l’époque de ses shampouineries mais je suppose qu’elle devait se trimbaler une meilleure frime. Elle est hagarde, blême, avec des yeux écarquillés par une épouvante irréversible. D’emblée je pige qu’elle devrait se trouver dans une clinique, la pauvrette, au lieu de croupir dans la pénombre de sa chambrette concon, pleine d’animaux en peluche, de castagnettes espingotes et de disques compacts.
Elle est en survêtement Adidas, assise sur son lit, dos au montant, tenant sur ses genoux un vieil album de Tintin qui raconte les exploits de la « Castafiore ». Mais elle ne le lit pas : à preuve, le livre est à l’envers. Sa posture autant que son expression me paniquent. Ils sont glandus, ses vieux, de pas piger qu’elle y va du cigare, leur grande fille ! Qu’elle a déjà dépassé la cote d’alerte. Merde, y a urgence ! Comment veux-tu que je questionne un être pareillement sonné ?
Je m’avance néanmoins jusqu’au lit.
— Bonjour, Martine.
Elle me visionne à peine, comme si j’étais un calandos plâtreux. Se recroqueville d’instinct. Décidément elle est trop out, y a pas mèche de lui parler.
— N’aie pas peur, ma petite fille, lui rémouladé-je, je suis un ami.
J’avance la main jusqu’à sa cheville. Alors elle se met à hoqueter, proche de la crise de nerfs.
— Me tuez pas ! elle supplie. Me tuez pas ! Tuez encore Boko, mais ne tuez pas, moi !
En s’agitant, elle actionne la poire électrique placée à la tête de son lit et la lumière s’éteint. Comme ses volets sont clos, nous voici dans l’obscurité. Elle pousse un cri et se jette contre moi, cherchant protection auprès de celui qui provoque sa panique, ce qui est étrange.
Je la sens qui tremble. La presse. Mieux, j’écarte les pans de mon veston pour qu’elle puisse se blottir plus complètement. Lui caresse la nuque, lui baisote les cheveux. Chantonne une comptine. La berce. Dodo, l’enfant do ! Grand con ! C’est empêtré un homme, dans ces cas-là. Kif un papa de fraîche date tentant de calmer son nouveau-né plein de merde pendant que maman est chez le coiffeur[2].
La pauvre fifille se calme doucement. Après quelques reniflades qui doivent m’escargoter la limace (si je puis dire), elle chuchote :
— Ils sont partis ?
Et ma pomme, illico en prise directe :
— Oui, mon bijou.
— Tous les trois ?
— Tous les trois.
— Même celui qui a une araignée sur la main ?
Je marque un léger temps de surprise. Qu’entend-elle par là, Martine ?
— Même lui, confirmé-je.
— C’est certain ?
— Parole d’homme. Tu n’as plus rien à craindre.
Elle bredouille :
— Son couteau est plein de sang, il l’a emporté quand même ?
— Oui, oui, sois tranquille, ma petite Martine.
— Vous croyez que Boko est mort ?
— Mais non : on le soigne à l’hôpital.
— Mais on lui a coupé la queue !
— On lui en a greffé une autre, encore plus grosse !
Elle ne moufte plus. Sa respiration se régularise et je m’aperçois qu’elle dort contre ma poitrine. Un instant de détente, enfin, pour cette pauvre fille si terriblement éprouvée.
Je n’ose broncher. On est là, dans le noir, comme deux êtres perdus au fond du monde.
Je pense : « une araignée sur la main ». Elle veut parler d’un tatouage, probablement. Si c’est le cas, l’indication est précieuse. Pourquoi ne l’a-t-elle pas mentionnée aux collègues qui ont recueilli sa déposition ? Elle était trop choquée pour restituer ce détail ? D’ailleurs il est venu au cœur de son angoisse délirante.
J’attends encore un peu avant de l’allonger sur son plumard. Elle geint pendant l’opération, sans toutefois se réveiller. Je sors de la chambre sur la pointe des pieds. Depuis le premier étage, j’étends les échos d’une conversation animée.
— Mais écoutez, monsieur le commissaire, comment voulez-vous m’introduire une queue pareille ? C’est inimaginable ! Mon mari est monté comme un caniche et je ne l’ai jamais trompé !
Elle n’est pas effarouchée par l’adultère qui se mijote, mais par le calibre de la fusée, la maman. Béru doit lui tapoter les miches car je perçois un aimable clapotis.
Il grommelle :
— Allons, allons, croivez pas des cornettes de ce genre, ma poule. La viande c’est estensible : celle à vot’ fouinof comme celle à ma bite. Si vous aureriez un’ noisette d’margarine à ma dispose, j’vous prouvererais qu’en trois minutes l’zoziau est dans son nid sans vous faire grincer les miches l’moins du monde !
— Y en a dans l’frigidaire, m’sieur l’commissaire.
Je note au passage cette promotion dont le Gros s’est paré.
Il doit trouver ce qu’il réclame, car il s’écrie :
— Pas commode à tartiner, vot’ butter, la mère ! Faut qu’j’ l’malasque ent’ mes doigts manière d’ l’assouplir ; kif d’la pâte à modeler. Là, y s’fait ! Maint’nant, regardez : j’m’induis l’ Pollux. Jusqu’à c’ qu’ y d’vient un vrai v’lours. Faut y dorloter la tronche vu qu’ quand t’est-ce elle est passée, l’affaire est concluse. C’est toujours la tronche qui fait des magnes. Maint’nant, ma gosse, appuiliez-vous su’ l’ plan d’ travail de vot’ cuisine, les guiboles bien écartées. Vous vous penchez fort par-dessus le bastringage comme si vous s’riez en bateau. Rilaxez-vous à mort.
« Ah ! t’y’là déjà, Sana ? Tu m’accordes cinq minutes pour qu’j’aligne c’te pauv’ femme qu’est tell’ment tracassée par sa grande fille ? Tu peux rester, ça n’m’ dérange pas. Assoive-toi.
« V’s’êtes parée pour les manœuv’ d’automne, maâme Vénérien ? On y va à la langoureuse, façon Valses de Vienne. Fectiv’ment, vot’ tatoué, c’est pas lui qu’a percé l’tunnel sous la Manche av’c sa bite ! Y tringle au moilien d’un compte-gouttes, non ? Son chipolata, c’t’un gars d’ divorce ! V’s’avez épousé un homme, pas un cure-dents ! Vot’ grande, au moins, elle aura pas ce genre d’ennuis pisqu’é s’emplâtre des crouilles. Les ratons, ma poule, y sont braqués comme des percherons. »
1
Il est probable que Bérurier a voulu dire « effaroucher ».
2
On peut dire d’une femme qu’elle va « au » coiffeur, seulement lorsque ce dernier la baise.