Il m’appela donc au moment où j’étudiais avec Mathias le système de protection dont on allait pourvoir Jérémie Blanc avant de le lâcher sur la voie publique avec Violette, la pétroleuse de choc.
— J’ai quelque chose d’intéressant, monsieur le commissaire.
Bien qu’il eût le même grade que moi, il faisait sonner mon titre avec déférence. Je l’invitai à me rejoindre, ce qu’il fit rapidement. En pénétrant dans le bureau du Vieux, il s’éventait avec quelques photographies luisantes comme un veau de la nuit.
On entendait ronfler Pinaud dans le fauteuil des interlocuteurs privilégiés. Son doux moteur créait une ambiance quiète et coite. On songeait à une soirée près d’un âtre de campagne, avec la molle pétarade des châtaignes éclatant dans la poêle à trous.
Mizinsky me montra les images. Il y en avait trois. Elles représentaient un vaurien massif, un peu voûté portant sur le poignet droit une croix gammée tatouée ; selon les plissements de la peau, l’insigne devait ressembler à une araignée stylisée.
— Croyez-vous que cela puisse cadrer, commissaire ? questionna mon confrère.
J’étudiai les clichés attentivement.
— Pourquoi pas ? C’est qui, ce beau jeune homme ?
— Il vend de la bijouterie-quincaille à Beaubourg en compagnie d’une sauterelle camée.
— Il faudrait le serrer, mon cher ami.
— Sous quel motif, monsieur le commissaire ?
— Ecoutez, vieux, les ordres sont formels : des résultats par n’importe quel moyen. Vous allez constituer une petite brigade marginale d’hommes qui n’ont pas trop l’esprit fonctionnaire. Trouvez-vous un P.C. discret, genre usine abandonnée où vous amènerez les mecs douteux. Nous devons nous battre avec les armes de l’ennemi si nous voulons le vaincre. Usez de cagoules vous aussi et de nerfs de bœuf. Compris ? Lorsque ce guignol sera à dispose, faites-moi signe, j’irai vous rejoindre, car je ne veux pas que vous et vos futurs équipiers pensiez que je me défile et laisse l’illégal aux petits copains.
— Entendu, monsieur le commissaire.
Il se retire.
La voix de Pinuche retentit, entre deux ronflements :
— Tu n’as pas peur que ce petit jeu t’entraîne trop loin, Antoine ?
Peur ! Moi ? Avec mon Damart thermolactyl ? Il se fourvoie, grand-père, patauge dans du caramel, met son dentier en torche !
— Les pauvres Africains qu’on a torturés et butés, eux, oui, ont été entraînés trop loin ! riposté-je avec cette belle véhémence qui laisse entendre aux dames que j’aurai toujours vingt-cinq centimètres de bite à leur proposer les jours de pluie ou de grève à l’E.D.F.
Il se le tient tu sais pour combien ? Pas pour un, mais pour dix !
Là-dessus (ou là-dessous), le téléphone grésille : c’est le Vieux. La voix affaiblie, le parler hésitant :
— C’est vous, Antoine ?
— En effet, monsieur le directeur.
— Figurez-vous qu’au moment de vous appeler je ne me rappelais plus mon numéro de téléphone.
— Normal : vous êtes la seule personne qui ne l’employez jamais.
Ça le ragaillardit.
— C’est vrai ce que vous dites. Et moi qui me croyais déjà gâteux !
— Oh ! le moral semble bas, patron ?
Un temps assez long s’écoule ; je crois percevoir un bruit étrange venu d’ailleurs, un peu comme si Chilou sanglotait.
— Monsieur le directeur ! appelé-je doucement.
Ça renifle au lieu de répondre.
Dérouté, je balbutie :
— Je peux vous aider ?
— Vous n’êtes pas Méphisto, San-Antonio ; tandis que moi, je suis bel et bien le docteur Faust !
— Que me baillez-vous là, patron !
— La dure vérité, mon petit : je me meurs !
Une vague géante d’infinie tristesse me submerge. Achille fermant son pébroque ! Voilà qui est duraille à concevoir. Je sais la précarité des êtres, mais il existe des gens qui te donnent l’impression de ne jamais devoir cesser. Achille en fait partie. C’est une sorte de présence immuable, le Dirluche, kif les pyramides ou le temple d’Angkor.
— Ne vous laissez pas démoraliser par une simple avarie de machine, boss. Tout individu, qu’il soit jeune ou non, traverse des creux de vague. Ce virus qui vous affecte subit les assauts de la médecine. Dans quelques jours il sera vaincu et vous retrouverez cette vitalité que vous craignez avoir perdue. On parie ?
Il bredouille :
— Ne vous donnez pas tant de mal, mon garçon : je me sens tel que je suis, c’est-à-dire rongé, miné. Mon entourage me tait la vérité par charité, mais le nom véritable de ma maladie est planté dans mon cerveau.
Tu sais quoi ? J’éclate de rire.
— Ça vous amuse, Antoine ?
— Presque ! Figurez-vous, patron, que lorsque nous attendions d’être reçus par vous à votre domicile, nous avons commis l’indiscrétion de regarder dans votre chambre par le trou de la serrure. Une Madame Claude et sa gentille pensionnaire « s’occupaient » de vous et j’ai cru comprendre que leurs efforts furent couronnés de succès.
Il ne se fâche pas.
— Le démarrage a été difficile, objecte-t-il.
— Mais l’arrivée triomphale, patron ! Croyez-vous qu’un homme gravement malade puisse s’autoriser pareille fantaisie ? La fornication est le baromètre de la vie, monsieur le directeur. L’homme capable d’éjaculer est un homme en vie !
— Oui, c’est probablement juste, convient-il en minaudant déjà. Ah ! je vous aime, mon tout petit ! Comme vous êtes bien mon parfait disciple ! Ma créature, ma chose ! A propos d’éjaculer, je vous téléphonais pour vous demander un service.
Passablement éberlué, je réponds que « Si je peux vous le rendre, monsieur le directeur… ».
— Oh ! que oui, vous le pouvez, grand queutard !
Et il m’explique que, depuis lurette, il a pris rendez-vous ce jour avec une somptueuse créature rencontrée dans l’avion de New York il y a tantôt deux mois. Une femme à se mettre à genoux devant elle (pour mieux lui groumer la saucière de Salem).
— Norvégienne, Antoine ! Avocate internationale travaillant principalement aux U.S.A. Elle vient à Paris pour un congrès. Je lui ai promis de l’inviter à dîner ce soir, chez Bocuse, ce qui constitue l’un des rêves de sa vie. Tout est retenu : la table et l’hélicoptère chargé de nous y conduire. Le menu est fait et on enverra la note au ministère. Elle va se présenter à la Grande Maison à 16 heures. Vous lui ferez visiter nos différents services. Une Rolls, MA Rolls, vous pilotera jusqu’à l’héliport. Atterrissage sur le parking du maître queux que protégera un cordon de C.R.S.
« Le repas terminé, l’engin vous ramènera à Paris. La même Rolls, MA Rolls, vous pilotera jusqu’au Royal Chambord où la suite présidentielle vous sera réservée. Dans le grand salon dudit appartement, des hôtesses « attentives » s’occuperont de vous et vous projetteront un film érotique de haut niveau intitulé « Mémoires du clitoris de la Princesse X. ». Je l’ai vu : un chef-d’œuvre ! Même Sa Majesté la reine Fabiola n’y pourrait résister et pomperait le premier garde-champêtre venu, en le visionnant. Mais je ne vous en dis pas davantage. Bien entendu, du champagne millésimé, contenant une légère dose d’aphrodisiaque, vous sera servi abondamment en cours de séance.
« Pour la conclusion de cette fine soirée, je la laisse à votre entière discrétion, mon chérubin. N’ayez pas peur de taper fort. Plus elles sont distinguées, plus elles sont salopes ! Songez seulement que c’est MOI que vous allez représenter. »