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Il avait l’accent du nord-est. Gateshead. Sunderland. Peut-être Newcastle.

« Non, sans doute pas. Quel âge as-tu ?

— L’âge que tu veux me donner », et il a souri en papillonnant des paupières, il minaudait comme une fille.

Je le haïssais. « Dis-moi la vérité.

— Je vais avoir dix-neuf ans dans deux semaines. Mais je peux passer pour plus jeune. »

Je n’ai rien ajouté jusqu’à ce que nous ayons atteint la grille du parc, ouverte, alors même qu’il était près de minuit. J’ai engagé le fourgon sur l’allée qui serpente entre les terrains de sport et les pelouses. Plusieurs voitures aux vitres embuées étaient arrêtées çà et là au bord du chemin, des hommes plus faibles qui se laissaient soulager.

Je n’ai jamais eu l’intention de lui faire du mal.

Même s’il me dégoûtait jusqu’à la nausée. Il attendait à un coin de rue, il se vendait comme un veau pour l’abattage, et à cause de lui je me sentais misérable au fond de mon être, malgré tout, je ne lui voulais pas de mal. Pas vraiment.

J’ai trouvé un coin sombre et tranquille. Je comptais obtenir de lui seulement ce qu’il me fallait, puis le ramener là où je l’avais ramassé. Sain et sauf. Plus ou moins.

Je suis descendu du fourgon, et, quand je lui ai ouvert, il est sorti. Il n’a pas bougé pendant que je tirais la portière latérale, il a vu le matelas et les couvertures que j’avais étendues sur le contreplaqué.

« Putain, c’est le Ritz », a-t-il dit.

Il m’a suivi à l’intérieur, j’ai fermé la porte. À une époque, ce genre de rencontres me terrifiait. L’espace clos, l’intimité, la honte. Maintenant, je sais que la honte est entièrement de son côté. C’est lui qui se vend pour acheter le poison avec lequel il embrume son esprit. Lui que des désirs sordides ont amené ici. Je ne suis pas fautif.

Je me suis agenouillé. J’attendais qu’il s’allonge, passif comme un cadavre, et me laisse agir à ma guise. Mais il s’est mis à genoux aussi, face à moi. J’ai compris que quelque chose n’allait pas. Au lieu d’être ailleurs, détaché du moment présent, il restait trop vigilant, avec ses yeux qui observaient, qui voyaient.

« Alors, qu’est-ce que t’aimes ? a-t-il demandé.

— Allonge-toi. »

Il a souri. « Hé, pourquoi c’est pas toi qui t’allongerais ? Je vais te montrer ce que je sais faire. »

Je n’ai pas répondu, même si j’avais envie de le frapper à cause de sa proposition obscène. Me faire des choses. Comme mon oncle. Il ne valait pas mieux que lui. Je suis resté immobile, sur mes gardes.

« Allez, vas-y », a-t-il dit en indiquant le matelas.

J’ai secoué la tête, un mouvement infime, mais suffisant pour que la docilité du faible se mue en haine féroce sur son visage.

Il a essayé d’être rapide, plongeant une main qui a tâtonné trop longtemps dans la poche de sa veste. Je savais ce qu’il cherchait bien avant qu’il le sorte et le brandisse vers moi.

« File-moi ton pognon. »

C’était un petit couteau de cuisine, bien aiguisé, de ceux qu’on utilise pour éplucher une pomme de terre ou couper une pomme.

« Range ça et fiche le camp », ai-je répondu.

Il a montré les dents. « Ton pognon, je te dis. Magne-toi.

— Je te donne encore une chance. Va-t’en. Il n’y en aura pas d’autre. »

Toujours à genoux, il s’est penché brusquement en avant et a porté un coup à quelques centimètres de mon visage. « Je vais te bousiller la tronche, je… »

Une main sur son poignet, l’autre autour de son cou. Je lui ai écrasé la tête contre la paroi du fourgon qui a rendu un son mat. Il s’est effondré, sans bruit, en battant des paupières.

Cinq minutes après, il était ligoté avec des lambeaux de drap, en route vers la périphérie de la ville et la campagne où les étoiles brillent d’une lueur plus vive dans le ciel.

Plusieurs semaines plus tard, alors que j’avais retrouvé du travail dans le Sud, j’ai entendu à la radio qu’un corps avait été découvert près de la rivière Aire, non loin de l’autoroute M1, dissimulé dans les bois. Pour autant que je sache, il n’a jamais été identifié. Je me demande parfois ce qu’est devenu son cadavre. Est-il resté dans une morgue quelque part, congelé, en attendant que quelqu’un le réclame ? Combien de temps les garde-t-on ?

Je n’aurais pas dû faire cela. Le risque était trop grand. Je n’avais pas encore payé les taxes pour le fourgon, je roulais sans l’attestation de contrôle technique. Et si la police m’avait arrêté ?

Je ne suis pas prudent. Je suis impétueux. Je suis méchant.

Si je laisse le méchant en moi prendre le dessus une fois de trop, rien ni personne ne pourra me sauver.

Pas même toi.

9

« Tu en as pris combien aujourd’hui ? demanda Susan.

— Je ne sais pas. »

Lennon approcha sa paume de sa bouche et renversa la tête en arrière. Les cachets se déposèrent sur sa langue. Il but une gorgée d’eau, posa le verre dans l’égouttoir. Un graillonnement dans ses poumons lui rappela qu’il traînait encore ce rhume.

Susan était assise à la table, toujours vêtue du tailleur qu’elle portait pour travailler. Il avait promis de commencer à préparer le dîner des filles avant son retour, mais n’avait réussi qu’à ouvrir le congélateur pour chercher quelque chose à balancer dans le four ou le micro-ondes. Susan n’approuvait pas. Elle gardait ces produits transformés uniquement en cas d’urgence, comme elle le lui avait expliqué maintes fois.

Dans le salon, Ellen et Lucy riaient devant un dessin animé américain diffusé sur l’une des chaînes satellite.

Susan se pressa le front du bout des doigts. « Il y a plein de légumes dans le frigo. Et des cuisses de poulet. Tu pourrais les faire cuire.

— Ça prend combien de temps ? »

Elle posa les mains à plat sur la table et ferma les yeux, prit une décision à contrecœur, puis rouvrit les yeux.

« Je m’en occupe, dit-elle en se levant.

— Non, je peux…

— Je m’en occupe, j’ai dit. »

Elle alla ouvrir le réfrigérateur. Lennon resta les bras ballants, se demandant comment parler sans la mettre en colère.

Dix-huit mois, presque deux ans auparavant, elle lui paraissait belle, calme, trop bien pour un gredin comme Jack Lennon. Il avait résisté aux attentions qu’elle lui manifestait. À présent, il ne voyait plus que la rancune sur son visage, masquant ce qui l’avait attiré au début. Il avait toujours pensé qu’il ne méritait pas une femme comme Susan, quelqu’un d’aussi gentil, si profondément honnête. Mais depuis qu’elle l’avait accueilli chez elle, plus par pitié que par désir, elle semblait l’avoir compris elle aussi.