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Elles restèrent silencieuses un moment. Ida contemplait avec inquiétude le mouchoir qu’elle avait tiré de sa manche, Rea cherchait une manière de lui parler de son horrible découverte. Finalement, elle ne trouva pas mieux que de prendre une grande respiration et d’annoncer :

« Je suis entrée dans la chambre du fond. »

Ida releva les yeux de son mouchoir. « Oh ? Comment ?

— J’ai forcé la porte. Avec un pied-de-biche que j’ai pris dans le garage.

— Och, Rea, qui va réparer ça ? Pourquoi n’as-tu pas rappelé le serrurier ? »

Rea évita son regard. « J’ai trouvé quelque chose à l’intérieur.

— Quoi ? Au nom du ciel, vas-tu enfin m’expliquer pourquoi tu m’as demandé de revenir ?

— J’ai fait une recherche sur elle avec mon téléphone, dit Rea. Gwen Headley. Elle a disparu à Manchester en 1992. On n’a retrouvé aucune trace, sauf un vêtement dans une ruelle derrière la maison où elle partageait un appartement avec une autre fille. D’après un bulletin d’information de l’époque, il pleuvait très fort le soir de sa disparition et la police n’a pu relever aucun indice. Juste ce vêtement, le bulletin ne dit pas ce que c’était. Un fourgon a été vu dans le quartier. On a découvert plus tard que ses plaques d’immatriculation avaient été volées à un autre fourgon de la même marque, même couleur, et le panneau de plombier pris aussi sur un autre véhicule.

« Cette fille, Gwen, elle était du pays de Galles. Elle avait un diplôme de musique, elle jouait de la clarinette. Elle était restée à Manchester après avoir terminé la fac et elle travaillait à la poste, le temps de lancer sa carrière à plein temps dans la musique. Ses parents n’ont jamais su ce qui lui était arrivé. Mais moi, je sais. »

Ida leva le bras, posa une main sur le genou de sa fille. « Rea, chérie, je ne comprends pas. Qu’est-ce que cette fille a à voir avec nous ?

— Tout est là-haut, dans un registre. Comme un album de mariage. Un scrapbook. Il a tout écrit, il a gardé des photos, des coupures de journaux, il y a même une mèche de cheveux et un ongle. »

Ida la regarda fixement et répéta : « Je ne comprends pas.

— Cette fille, Gwen Headley, dit Rea. Oncle Raymond l’a tuée. »

Ida ferma le registre et se renversa en arrière contre le dossier de la chaise.

« Je ne peux pas en lire plus, dit-elle. Tout est comme ça ?

— Moi non plus, je n’ai pas tout lu. Pas en détail. Un garçon à Leeds, un sans-abri à Dublin, une prostituée à Glasgow… Certains ont des noms, d’autres pas. J’en ai compté huit en tout. Parfois, il divague et se lance dans des diatribes sans véritable objet. Il y a des pages qui n’ont aucun sens. Comme s’il allait et venait dans sa tête. Fou à lier à certains moments, complètement lucide à d’autres. De temps en temps, on dirait qu’il se parle à lui-même. Mais tous ces gens… »

Ida avait les yeux dans le vague, contemplant un souvenir de son frère peut-être, cet étranger né de la même mère.

Rea s’appuya au chambranle de la porte. « Comment tu veux gérer ça ? »

Ida tourna vers elle un regard perdu. « Qu’est-ce que tu entends par gérer ça ?

— Quand on préviendra la police. J’imagine que papa voudra s’assurer que son image au parti ne…

— On ne peut pas prévenir la police, dit Ida en secouant la tête.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Il le faut.

— Non. Pas sans en avoir discuté avec ton père. Cela risquerait de le détruire. Il ne conserverait jamais son siège à Stormont, sans parler de sa candidature pour Westminster. Ils le laisseraient tomber comme une vieille chaussette.

— Pourquoi ? » Rea s’avança d’un pas dans la pièce. « Ce n’est pas sa faute. Il n’a pas vraiment de lien de parenté avec Raymond. Ils ne peuvent rien lui reprocher.

— Si, ils peuvent, et ils s’en serviront contre lui. Même s’il n’a pas vu Raymond depuis des années, même s’il a à peine échangé deux mots avec lui depuis la mort de Carol. Peu importe. Si cette histoire se sait, tout est fini pour lui. »

Rea s’approcha de la table.

« Mais les parents de Gwen ? Ils ignorent toujours ce qui est arrivé à leur fille. Ils n’ont jamais pu l’enterrer. Là, à un moment, il raconte ce qu’il a fait de son corps. On ne peut pas priver des parents d’enterrer leur enfant ! »

La voix d’Ida se fit aiguë, prise de trémolos. « Et en quoi seront-ils soulagés ? Ça ne leur rendra pas leur fille, n’est-ce pas ? Tu veux vraiment qu’ils apprennent ce que cette personne lui a fait ? D’ailleurs, qui te dit qu’ils sont encore vivants ?

— Cette personne, répéta Rea. Tu veux dire Raymond. Ton frère.

— Mon demi-frère. Ce n’était pas plus un frère pour moi que le bonhomme dans la lune.

— Alors, pourquoi ne pas le dénoncer ?

— Parce qu’on ne peut pas. Ton père ne voudra pas.

— Je ne pense pas vraiment que ce soit à lui de décider. » Rea se pencha sur la table, tout près du registre. Trop près, même. « Je t’ai demandé comment tu voulais procéder pour que ce soit plus facile pour vous deux. Mais je ne peux pas garder ce secret. Il n’y a pas que les parents de cette fille qui souffrent. Combien y en a-t-il d’autres ? Lis ce qui est écrit là. Des femmes et des hommes, des noms, des lieux, les objets qu’il a conservés. »

Ida se leva et s’écarta de la table. « Je ne sais pas. Je ne veux pas savoir. Il faut que j’appelle ton père. »

Elle prit son portable dans son sac, celui que Rea lui avait offert pour Noël, et appuya maladroitement sur les touches avant de trouver le numéro. Fermant les yeux, elle porta le téléphone à son oreille.

« Allô ? Je sais… je sais que tu es occupé, mais… Attends… Attends et écoute-moi, bon sang. »

Elle jeta un coup d’œil à Rea, rougissant de la vulgarité qui lui avait échappé.

« C’est important. Il faut que tu viennes à la maison de Raymond tout de suite… Non… Non, pas plus tard. Tout de suite… Tu verras quand tu seras là… Tu verras… Raconte-leur ce que tu veux, mais viens… D’accord… Dépêche-toi. »

Elle raccrocha.

« Il dira comme toi, hein ? conclut Rea. De ne pas prévenir la police. »

Ida hocha la tête. « Tu le sais bien. »

Rea avait une réponse à ça, cachée dans sa poche.

Graham Carlisle faisait les cent pas dans la pièce, les mains croisées derrière le dos. Il avait mis un de ses plus beaux costumes pour la réunion du comité, gris anthracite strié de fines rayures pâles, chemise à poignets mousquetaires et col rigide. Rea se représenta sa mère en train de la repasser le matin, la grande femme qui se cache derrière chaque grand homme.

Il se maintenait plutôt en forme pour son âge — conservant même pas mal de cheveux — et Rea se rappelait vaguement que son visage durci avait été beau autrefois. Graham avait fait une belle carrière d’avocat, spécialisé dans la cession de droits immobiliers. Issu d’un des milieux les plus défavorisés que Belfast pouvait offrir, il s’était hissé jusqu’à l’enseignement secondaire et l’université, ce qui était rare pour un garçon n’appartenant pas à la classe moyenne.

Il fit son entrée dans la politique au moment où Rea passait l’examen d’entrée en sixième. Elle avait parfois le sentiment que l’élection de son père au conseil municipal de Belfast avait dépendu de sa propre réussite et de son acceptation dans un bon établissement. Idée ridicule, se disait-elle souvent, mais elle se rappelait le matin où les résultats étaient arrivés par le courrier, représentant le point culminant de mois de tensions, de pression insoutenable, de cours particuliers de maths et d’anglais après l’école avec un professeur qui lui faisait enchaîner les examens blancs.