Après avoir ouvert l’enveloppe, sa mère resta immobile un moment, puis se mit à pleurer. Rea, onze ans, en pyjama, attendait de découvrir l’avenir que décidait pour elle la feuille de papier A4 entre les mains de sa mère. Elle se souvenait d’avoir eu une envie terrible d’aller aux toilettes, mais, malgré sa peur de ne pas pouvoir se retenir, elle n’avait pas osé partir avant que sa mère n’ait livré le terrifiant verdict. Les pleurs signifiaient qu’elle avait échoué, sûrement. Elle sentait ses propres yeux la brûler, sa lèvre qui commençait à trembler. Il n’y avait rien de pire au monde que l’échec.
La première larme, lourde et chaude, roulait déjà sur sa joue quand sa mère annonça : « Tu as obtenu la mention très bien, chérie. Tu as réussi. »
Les larmes de Rea coulèrent alors à flots, mais de bonnes larmes, des larmes de soulagement. Ida vint la prendre dans ses bras. Pourtant, Rea ne pouvait pas s’arrêter de sangloter.
Graham, qui s’était caché dans la pièce à côté, les rejoignit en entendant la bonne nouvelle. Il gratifia Rea d’une caresse sur la tête et sortit un billet de vingt livres de son portefeuille. Rea accepta l’argent, le remercia, comprenant que c’était là tout ce qu’il pouvait donner de lui-même.
Dès le lundi suivant, son père passa plusieurs coups de fil à ses amis et collègues du parti. Il fut désigné candidat pour l’élection municipale et élu avec une majorité confortable.
Une coïncidence, s’était dit Rea pendant vingt-trois ans. Mais au fond d’elle-même, elle n’y avait jamais vraiment cru.
Maintenant, l’assemblée à Stormont ; bientôt, Westminster.
Graham Carlisle avait autrefois défendu des opinions libérales, mais peu à peu, sous les yeux de Rea, il était devenu un exécutant de l’unionisme, formaté par le parti, de plus en plus conservateur à mesure qu’il progressait dans les rangs. Ayant laissé ses convictions dépérir dans l’ombre de son ambition, il n’était plus un homme de principe mais un employé dévoué qui se conformait aux ordres de ses supérieurs.
Lorsqu’un leader du parti exprima une homophobie primaire pendant un débat d’information à la BBC, tard dans la soirée, il fut parmi les premiers à le soutenir le lendemain matin. Il récita les positions du parti, arguant que le mariage gay heurtait les convictions morales de la majorité des citoyens d’Irlande du Nord. En l’écoutant au journal de midi, Rea eut honte de son père pour la première fois de sa vie. Son cœur lui faisait mal de le voir devenir si froid, si dur, au point qu’elle ne se rappelait plus l’homme qui l’avait tenu dans ses bras quand elle était bébé.
« Alors ?
— Je réfléchis », répondit Graham, sans cesser son va-et-vient ni ralentir le pas. Il ôta ses lunettes à fine monture d’acier, dont il pensait qu’elles lui donnaient l’air raffiné, et tapota l’extrémité de la branche contre ses dents.
Rea était appuyée contre le mur, à côté de la carte des îles Britanniques. Ida avait emporté la chaise abandonnée par Graham un instant plus tôt et s’était assise au fond de la pièce, aussi loin que possible du registre.
Graham marqua une pause à mi-chemin de la porte. « D’ailleurs, nous ne savons même pas si c’est réel. Et s’il ne s’agissait que de fantasmes, des idées dans la tête d’un malade ? Tu l’as dit toi-même, à certains moments, Raymond a l’air d’être complètement barré.
— C’est réel, papa. J’ai cherché Gwen Headley sur Internet. Tout y est, comment elle a disparu, tous les détails. »
Graham lâcha un petit rire méprisant. « Oh, c’est sur Internet. Alors, c’est sûrement vrai.
— C’est sur tous les sites des journaux dont les archives remontent aussi loin. La presse entière en a parlé à l’époque. C’est réel. Et ses parents se demandent encore ce qui lui est arrivé.
— S’ils sont encore en vie. »
Ida se pencha en avant sur la chaise. « C’est ce que j’ai dit. Hein, Rea ? Ils sont peut-être morts et enterrés, on n’en sait rien. »
Rea secoua la tête. « Ils doivent avoir une soixantaine d’années, maximum soixante-dix. Un peu plus âgés que vous, mais pas tellement. Ils sont probablement toujours en vie. Et il n’y a pas qu’eux. Les autres aussi, dont parle le registre… Des hommes et des femmes. Ils avaient tous une famille, ils avaient tous des pères et des mères.
— Je ne vois pas en quoi c’est notre problème, déclara Graham. Je compatis à leur souffrance, mais ce n’est pas à nous de trouver des réponses à leur place. »
Rea refoula une montée de colère. « Comment ça, ce n’est pas notre problème ? C’est celui de qui, alors ? Qui détient toutes ces informations ? C’est notre problème depuis que Raymond est mort. »
Son père s’approcha du gros livre en cuir ouvert sur la table. Il le referma.
« Nous allons le détruire, dit-il.
— Quoi ? » Incapable de se contenir, Rea fit un pas en avant.
« Nous allumerons un feu dans le jardin de derrière pour le brûler.
— Non. » Rea enfonça ses ongles dans sa paume. « Non, ce n’est pas possible. Comment pourrais-tu leur infliger ça ?
— Je n’inflige rien à personne. Raymond est mort. Il ne nuira plus à personne maintenant, et rien ne viendra en aide aux parents de cette pauvre fille.
— Et si c’était moi ? demanda Rea.
— Tais-toi, dit Ida en levant les yeux qu’elle avait maintenus baissés sur ses mains.
— Hein ? Si c’était moi ? Vous voudriez savoir ce qui m’est arrivé, non ? Récupérer mon corps. »
Le visage de Graham se durcit. « Mais ce n’est pas toi. Écoute, les parents de cette fille ne vont pas plus mal aujourd’hui qu’ils n’allaient hier. Ou la semaine dernière, ou l’année dernière. N’est-ce pas ?
— Non, admit Rea. Mais là n’est pas la…
— Ils seraient peut-être un peu soulagés d’enterrer leur fille, mais moi, je perdrais ma carrière.
— Tu n’en sais rien.
— Oh, si. Tu n’ignores pas comment fonctionne le parti. Que ton nom soit lié au moindre scandale, de près ou de loin, même si ce n’est pas ta faute, et tu dégages. Si cette histoire sort au grand jour, je suis fini. J’aurai même de la chance qu’on me laisse retrouver un siège au conseil municipal. Je ne peux pas me permettre de perdre mon salaire de député. » Il se tut et regarda Rea. « Pour commencer, on serait obligés de vendre cette maison.
— Tu vas me soudoyer, ou quoi ? Tu crois que j’ai envie de vivre ici après ce que j’ai découvert ?
— Je n’essaie pas de te soudoyer. Je veux juste que tu saches ce que cela me coûterait. Ce que cela coûterait à notre famille. »
Rea mit une main derrière son dos, sentit le polaroid dans sa poche. « De quoi as-tu peur, au juste ? Qu’est-ce que les gens pourraient apprendre sur toi ? »
Elle s’approcha de la table et jeta la photo qui glissa vers son père, face recto tournée vers le haut.
Graham rougit, les yeux fixés sur l’image. Ida se leva et vint se tenir aux côtés de son mari. En avisant la photo, elle se mordit la lèvre.
« Raymond et toi, vous avez fricoté avec les paramilitaires ? dit Rea. Ils sont quoi ? UDA ? UVF[4] ? Tu as peur que ça se sache ?
— Je n’ai jamais été membre, répliqua Graham en se hérissant comme s’il avait été insulté. J’ai des contacts avec ces groupes, mais je n’ai jamais été membre.
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