Le cœur de Lennon fit un bond dans sa poitrine lorsqu’il sentit une vibration contre sa jambe. Il se donna une tape, perçut un objet dur à travers le tissu de son jean.
Bon sang, son téléphone. Personne ne l’appelait plus depuis si longtemps qu’il avait perdu l’habitude. Plongeant la main dans sa poche, il extirpa le portable, lut le numéro affiché à l’écran, ne l’identifia pas. Un peu plus de onze heures. Il fit glisser son pouce sur l’écran tactile et prit l’appel.
12
Rea avait exploré le moindre recoin, ouvert des portes, allumé des lumières. Elle errait de pièce en pièce comme un fantôme, traquant les signes de l’existence de Raymond Drew. Une photo, une lettre, une trace de sa personne. Bien qu’elle eût déjà tout passé au peigne fin avec sa mère, elle cherchait encore.
Une heure plus tard, la maison restait aussi exempte de vie qu’elle le paraissait la première fois que Rea en avait franchi le seuil. Elle alla s’asseoir sur la même marche d’escalier. La fatigue s’insinuait dans ses jambes, ses bras, ses yeux secs. Sa mâchoire fit entendre un craquement quand elle bâilla.
Son père avait dit qu’il trouverait une solution, une manière de réparer. Il avait promis. Et elle ne le croyait pas.
Rea aimait beaucoup son père, mais elle savait que Graham Carlisle n’était pas un homme de parole. Il privilégierait son ambition, comme toujours. Les crimes de son beau-frère ? Balayés, enterrés.
Peut-être fallait-il suivre la voie de la facilité et le laisser détruire le registre. Ce serait fait, ils pourraient oublier.
Sauf que Rea n’oublierait pas. Elle avait vu le visage souriant de cette fille. Elle avait lu les noms de ses parents, leur supplique pour qu’on leur rende leur enfant saine et sauve.
Elle se plaqua les mains sur le visage, bloqua la lumière. Mais les images ne partaient pas. L’expression, confiante, heureuse, de Gwen Headley. Son image grossièrement dessinée. La petite photo de ses parents sur un canapé, chacun agrippé aux mains de l’autre.
Non, elle ne pouvait pas garder ça pour elle. Il fallait qu’elle le dise à quelqu’un. Bon sang, quelqu’un devait se battre pour la pauvre Gwen Headley, seule dans la mort.
Elle connaissait bien quelqu’un… Enfin, elle l’avait connu autrefois. Cinq ans, déjà.
Ils s’étaient séparés en mauvais termes, et plus rien depuis. Avait-elle conservé son numéro ? En avait-il changé ? Elle se dirigea vers la cuisine pour récupérer son portable sur le plan de travail.
Derrière la fenêtre, le jardin était d’un noir touffu, ondoyant dans la faible lumière de la rue qui passait de l’autre côté de la maison.
Rea prit son téléphone, ouvrit sa liste de contacts. Elle fit défiler les noms et trouva le numéro qu’elle cherchait.
Un mouvement, dehors, attira son attention. Une forme, ombre parmi les ombres. Était-elle là avant ?
Rea cligna des paupières, trois fois, pour chasser la fatigue de ses yeux secs. La forme ne bougeait pas. L’observant par la vitre.
L’observant ?
Comment une ombre pourrait-elle observer quoi que ce soit ?
« Crétine », dit Rea tout haut.
Elle revint à sa liste, sélectionna le numéro. Est-ce qu’il se souviendrait d’elle ?
Une seule manière de le savoir.
13
Lennon écouta la respiration ténue au bout du fil, puis dit : « Allô ?
— Jack ? »
Une voix de femme.
« Qui est à l’appareil ?
— Jack Lennon ?
— Qui est à l’appareil ? répéta-t-il, plus fermement.
— Rea. »
Il fouilla sa mémoire, trouva quelqu’un qui correspondait à ce nom, mais ce ne pouvait pas être elle. Pas maintenant. Pas après tout ce temps, surgissant de nulle part.
« Rea Carlisle », dit-elle, confirmant ce qu’il n’arrivait pas à croire.
Lennon fixa l’écran de la télévision, sans rien voir, sauf le visage de la femme qu’il avait quittée dans un bar cinq ans auparavant. Elle avait des larmes de colère dans les yeux. Il savait qu’elle ne ferait pas de scène en public, qu’elle ne hurlerait pas ni ne lui lancerait son verre à la figure. C’est pourquoi il avait choisi ce lieu pour rompre avec elle. Tu es trop jeune pour moi, avait-il dit, et je suis trop vieux pour toi. Il avait présenté les choses sous l’angle de la logique, de l’honnêteté, alors qu’en réalité il la jetait sans une once de pitié.
Je ne suis plus le même, pensa-t-il. Puis il se rappela Susan, leur relation dont les mailles s’effilochaient, et il sut que, si, il était toujours le même.
Faute d’une meilleure question, il demanda : « Comment vas-tu ?
« Je… Euh, pas terrible. »
Il attendit qu’elle développe. Rien, hormis un sifflement sur la ligne. « Je suis un peu étonné d’avoir de tes nouvelles », dit-il quand le silence lui parut insupportable.
Elle lâcha un petit rire nerveux. « Je n’avais pas franchement prévu de t’en donner ce matin quand je me suis levée. Désolée de te déranger si tard.
— Je ne dormais pas.
— Tant mieux. »
Encore un silence, que Lennon rompit. « Tu vas me dire pourquoi tu appelles ?
— Oh, fit-elle, comme si elle avait elle-même oublié la raison. Je ne savais pas à qui d’autre m’adresser… Pour cette histoire.
— Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
— Je préfère ne pas t’en parler au téléphone. Ce serait possible de se retrouver quelque part ? »
Il hésita. Puis : « Bien sûr.
— Tu travailles toute la journée demain ?
— Je suis en congé. En quelque sorte. Alors, oui, j’ai du temps.
— Au pub de l’Errigle. Vers midi ?
— D’accord. Tu peux m’expliquer ce qui… »
Elle raccrocha avant qu’il n’ait terminé sa phrase.
« C’était qui ? »
Pour la deuxième fois ce soir, Lennon réprima un violent sursaut.
Susan s’était avancée dans le couloir des chambres, serrant son peignoir autour d’elle, les bras croisés.
« Personne, répondit-il.
— Personne, mais avec des choses à raconter. »
En un éclair, il avait élaboré son mensonge. « C’était un vieil ami de la police. Il a pris sa retraite il y a quelques années. Il voulait juste bavarder. Je le retrouve demain pour le déjeuner.
— Oh ? Où ça ?
— En ville. »
Elle inclina la tête sur un côté. « Où, en ville ?
— Je ne sais pas. On ira sans doute au Nando’s. »
Susan l’observa en silence. Des secondes interminables. Elle le mettait au défi d’avouer la vérité. Il ne pourrait pas soutenir son regard très longtemps.
Il se sentait sur le point de baisser les yeux lorsqu’elle annonça : « Lucy dort avec moi. Elle a dit qu’Ellen recommençait à s’agiter dans son sommeil. À parler à cet homme. Quand tu auras eu ta dose de bière, tu pourras te coucher dans le lit de Lucy. »
Le grand homme maigre. Nul besoin de préciser. Lucy avait été souvent réveillée la nuit par la voix d’Ellen, qui lui décrivait ensuite l’homme, lui racontait comment il était mort à côté de sa mère. Ces récits l’avaient effrayée à en pleurer, et Lennon avait suggéré à Ellen de garder ses rêves pour elle. Mais il savait parfaitement à qui sa fille parlait la nuit. Il n’oublierait jamais.
« Très bien, dit-il. Je dormirai avec Ellen. »
Susan partit sans rien ajouter. Il entendit la porte de sa chambre se refermer dans un murmure.
Trois canettes de bière s’alignaient sur la table basse. Plus une autre presque vide dans sa main. Il ignorait en quoi consistait exactement « sa dose » pour Susan et, en vérité, il s’en fichait, mais les antalgiques avaient fini par lui draper un voile de torpeur sur le front. Il avala la dernière gorgée de lager, ramassa les canettes et les déposa dans la poubelle du recyclage. Lorsqu’il eut fait le tour de l’appartement, éteint les lumières et les divers appareils, il gagna la chambre des filles. Il entra à pas de loup et s’allongea sur le lit de Lucy, avec les pieds qui dépassaient au bout du matelas.