Les boucles blondes d’Ellen s’étalaient sur l’édredon. Il vit ses yeux, reflétant la lueur de la veilleuse, qui le regardaient.
« Coucou, dit-elle, la voix noyée dans la plume.
— Coucou.
— Elle est où, Lucy ?
— Avec sa maman. Elle t’a entendue parler. »
Ellen ne répondit rien.
« C’était lui, encore ? »
Silence.
« Hein ?
— Mmm. »
Lennon se dressa sur un coude. « Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Juste parler.
— De quoi ?
— De choses. »
Elle disait « de choses », comme si cela expliquait tout.
« Quel genre de choses ? »
— Je sais pas.
— Tu ne veux pas me raconter ?
— Non.
— D’accord. Dors, ma chérie. »
Elle s’enfouit plus bas encore sous la couette. Seul le sommet de sa tête restait visible.
Lennon avait déjà essayé d’insister au cours de ces conversations. Gentiment, ou en se mettant en colère, ou en la culpabilisant. Elle ne lâchait rien, hormis qu’elle parlait à l’homme. Et encore, elle ne l’aurait jamais avoué si Lucy n’avait pas évoqué le grand homme maigre qui venait la nuit.
Il s’était convaincu que ce n’était rien de plus qu’un rêve, l’esprit d’Ellen qui cherchait à déchiffrer l’épisode traumatisant durant lequel elle avait perdu sa mère. L’idée que ce pût être autre chose l’aurait anéanti.
Lennon posa la tête sur l’oreiller de Lucy imprégné de l’odeur de sa fille et de sa meilleure amie, une odeur d’âme propre, contrairement à la sienne, polluée au plus profond. Il ne craignait pas de rêver du grand homme maigre. Des monstres bien plus laids se tapissaient dans les recoins sombres de son sommeil.
14
Rea attendait dans le bar de l’Errigle Inn, assise à l’une des tables rondes recouvertes d’un plateau vitré à l’ancienne, devant un grand verre d’eau pétillante presque vide. Une douce pénombre régnait dans la salle, murs et plancher de couleur foncée, le genre d’ambiance feutrée qui donne aux conversations une illusion d’intimité, malgré la proximité de la table voisine. Les sièges autour d’elle étaient occupés par des clients qui buvaient de l’alcool à l’heure du déjeuner, jeunes employés de bureau profitant d’une pause, hommes plus âgés dont la consommation journalière commençait ici.
De temps à autre, la porte s’ouvrait dans un chuintement et laissait entrer une grande bouffée d’air froid. Elle levait les yeux, espérant découvrir l’homme qui l’avait quittée autrefois.
Elle consultait régulièrement sa montre. Vingt minutes de retard. Combien de temps lui laisserait-elle ? Elle n’aurait pas dû s’étonner, pourtant. Il n’avait jamais été à l’heure pendant les mois qu’ils avaient passés ensemble.
La porte s’ouvrit, et elle leva encore les yeux.
Un homme d’âge mûr, la mise négligée, les traits creusés. Il boitait légèrement.
Elle revint à son téléphone, et à un vieil article sur Gwen Headley qu’elle entreprit de lire pour la dixième fois. Une ombre tomba sur elle.
« Un autre verre d’eau ? » demanda l’homme qui boitait.
Elle lui jeta à peine un coup d’œil. « Non, merci, j’attends quelqu… »
Puis elle l’examina plus attentivement. Les cheveux blond-roux, à présent dépenaillés et striés de blanc. Même physique robuste, bien qu’amaigri, des rides sur son visage qui n’auraient pas dû être si profondes.
« Jack ?
— Tu en veux encore ? » demanda-t-il en désignant son verre.
Elle secoua la tête.
« Bon. Je vais me chercher une pinte. »
Elle le regarda partir en boitant vers le bar. Sauf que ce n’était pas vraiment un boitement. Un côté de son corps semblait raide, au point d’entraver sa démarche. Il s’efforçait de le cacher, mais ça crevait les yeux.
Elle n’avait pas vu Lennon depuis cinq ans, mais il paraissait avoir vieilli de vingt. Que lui était-il arrivé ?
Ils s’étaient rencontrés alors que Rea travaillait sur les politiques d’avancement au sein du Service de police d’Irlande du Nord. Elle avait interviewé un panel de policiers, du simple agent à l’inspecteur-chef, en leur balançant des questionnaires standard à choix multiples afin d’évaluer ce qui différenciait le flic resté au bas de l’échelle de celui qui grimpait les échelons.
Jack Lennon était son dernier entretien de la journée. Il l’avait flattée, charmée. Elle savait qu’elle risquait son boulot, mais elle avait accepté d’aller boire un verre avec lui ce soir-là.
Bientôt, ils étaient ensemble. Du moins Rea le croyait-elle. Lennon semblait moins convaincu. Il n’en disait rien, mais durant les six mois que dura leur relation, Rea eut beau lutter bec et ongles, elle eut toujours l’impression qu’elle pouvait dégager à tout moment. À trois reprises, elle l’invita à venir dîner chez ses parents. Les deux premières fois, il refusa en alléguant une obligation professionnelle. La troisième fois, il accepta, mais elle le regretta.
Après avoir attendu une heure, sa mère finit par servir le dîner sans lui. Rea toucha à peine son assiette, partit précipitamment et retourna à sa colocation de l’époque. Elle se soûla au vin blanc, but ensuite tout ce qu’elle put trouver dans les placards, et se jura de ne plus jamais lui ouvrir sa porte.
Le lendemain matin, alors que Rea cuvait encore, il téléphona pour expliquer qu’on l’avait envoyé sur les lieux d’une grave agression. Il s’excusait, mais il n’avait pas pu y échapper.
Elle aurait dû retenir la leçon. Il mit encore un mois avant de rompre enfin. Curieusement, dans un endroit tranquille qui ressemblait un peu à celui-ci. Autour d’un verre. Sans s’énerver ni faire d’esclandre. Tous deux se comportant comme des grands.
Lennon vit qu’elle l’observait quand il revint avec une pinte de bière à la main. Il pinçait les lèvres en s’efforçant de dissimuler qu’il boitait.
Rea fut prise d’une tristesse soudaine, un coup de scalpel dans la poitrine. Alors qu’il ne méritait pas sa compassion. Il s’assit en face d’elle.
« Alors, qu’est-ce que tu deviens ? demanda-t-il.
— J’ai perdu mon boulot il y a quelques mois, mais je me débrouille. Et toi ?
— Ça va. »
Jack Lennon mentait bien, Rea l’avait appris à ses dépens, mais, cette fois, il n’était pas crédible.
« On ne dirait pas », fit-elle remarquer.
Il eut un petit rire. « Merci.
— Pardon, je ne voulais pas te vexer, mais tu n’as pas l’air très en forme. Tu as été malade ? »
Il but une gorgée de bière. « J’ai eu un souci à Noël dernier.
— Quel genre de souci ? »
Il hésita, visiblement réticent à en dire plus. « J’ai réussi à me faire tirer dessus. Mais je vais mieux.
— Pendant ton service ?
— Plus ou moins. C’est compliqué. Je m’en remets, c’est tout ce qui compte. »
En d’autres termes, laisse tomber, pensa-t-elle.
« Merci d’être venu… Ça doit te paraître un peu bizarre, que je t’appelle comme ça tout d’un coup.