Выбрать главу

— T’inquiète pas, je ne suis pas franchement débordé en ce moment. De quoi voulais-tu me parler ? »

Comment répondre ? Elle se mordilla un ongle, cherchant ses mots.

« Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as des ennuis ? »

Rea posa les mains à plat sur la table, ferma les yeux pour prendre sa décision, les rouvrit. « Au lieu de te raconter, ce sera plus facile de te montrer.

— Me montrer quoi ? »

Elle se leva. « Viens. Ce n’est pas loin. »

Rea comprit que quelqu’un s’était introduit dans la maison dès qu’elle franchit la porte.

Lennon n’avait pas beaucoup parlé en chemin. Après avoir quitté l’Errigle, ils traversèrent Ormeau Road et se dirigèrent vers Deramore Gardens en empruntant des rues moins passantes. Elle le surveillait du coin de l’œil pour voir s’il avait du mal à marcher. Au bout d’un moment, la claudication s’accentua, mais son visage ne trahissait aucune souffrance. Elle envisagea de lui demander si tout allait bien, mais devina que la question l’offenserait et préféra garder le silence.

Il entra derrière elle. « Je referme la porte ? »

Rea ne répondit pas. Elle fixait les sacs-poubelle noirs toujours alignés le long du mur. La veille, sa mère et elle les avaient tous noués avec leurs liens jaunes. Quelque chose n’allait pas.

Elle les examina l’un après l’autre, les nœuds, le plastique étiré et déformé par les objets à l’intérieur. Certains avaient été ouverts et refermés. Elle en était sûre. Mais d’où tirait-elle pareille conviction ? Elle n’avait pas pris de photos, évidemment, pour pouvoir comparer avant et maintenant. Non vraiment, ce n’était qu’une impression. Une vague idée. Qu’allait-elle imaginer ?

« Qu’est-ce qui passe ? » interrogea Lennon.

Rea secoua la tête, sentit que sa confiance s’effritait. « Rien. » Elle se détourna et partit vers l’escalier. « Viens. C’est en haut.

— Qu’est-ce qu’il y a en haut ? »

Elle s’arrêta sur la troisième marche. « Tu verras. Monte avec moi. S’il te plaît. »

Il hésita, puis hocha la tête et la suivit.

« À qui appartient cette maison ? demanda-t-il.

— À mon oncle. Il est mort la semaine dernière. Je l’ai vidée avec mes parents. »

Une fois sur le palier, elle l’entraîna vers la pièce du fond.

« Cette porte était fermée à clé, expliqua-t-elle. J’ai dû la forcer. »

Elle montra le pied-de-biche par terre, là où il était tombé la veille. Lennon se pencha avec difficulté pour le ramasser, le soupesa.

Rea poussa le battant du bout des doigts, l’ouvrit en grand, et tendit l’autre main pour allumer. Lennon abandonna le pied-de-biche dans le couloir.

Rien n’avait changé. La carte sur le mur. La table.

Le registre n’était plus là.

Soudain, le froid. Le froid. Elle n’était plus qu’un froid glacé.

Lennon dit quelque chose, son nom, peut-être, mais elle n’entendit pas.

« Il a disparu. »

Une main sur son dos. Elle se déroba et s’avança vers la table dont le plateau semblait immense, une mer de bois scarifié.

« Je l’avais laissé là. Il n’y est plus. »

Lennon parla à nouveau, il la questionnait. Un bourdonnement assourdi autour d’elle.

Rea ouvrit le tiroir. Aussi vide que le trou qui se creusait dans sa poitrine.

« Salaud, murmura-t-elle. Il l’a pris, ce salaud. »

Elle alla à la fenêtre et tira d’un coup sec sur le cordon pour relever le store. La lumière du jour apparut derrière la couche de poussière qui brouillait la vitre. Elle nettoya un peu avec sa manche et regarda dehors, cherchant la cicatrice calcinée d’un feu, mais ne vit rien sur la pelouse à l’abandon.

« Putain d’enfoiré », dit-elle, étranglée par la colère, les yeux brûlants. Elle prit son téléphone dans sa poche, manipula l’écran tactile pour afficher le contact et lança l’appel. La tonalité perçait à peine le tumulte qui lui emplissait les oreilles. Impassible, Lennon attendait au fond de la pièce.

« Vous êtes sur la messagerie de Graham Carlisle. Merci de laisser votre nom, ainsi qu’un bref message, je vous rappellerai dès que possible.

— Espèce d’enfoiré, dit Rea, incapable de retenir plus longtemps les larmes de sa rage. Je ne peux pas croire que tu aies fait ça. Alors que tu m’avais promis. T’es vraiment qu’une merde. »

Elle mit fin à l’appel avec le pouce et jeta le téléphone, qui glissa sur le plancher jusqu’à se fracasser contre la plinthe à côté de Lennon. Il se pencha avec effort pour le ramasser.

« Tu ferais peut-être mieux de me raconter. »

Rea se couvrit les yeux d’une main tremblante. « Oui, attends une minute… »

Elle se détourna, renifla bruyamment, essuya ses joues mouillées, en essayant de calmer sa respiration malgré la fureur qui bouillonnait en elle. Quand le brasier ne fut plus que cendres fumantes, elle fit face à Lennon.

« Qu’est-ce que tu voulais me montrer ? demanda-t-il.

— Tu devrais peut-être t’asseoir. »

Lennon lui tendit son téléphone, puis mit les mains dans ses poches. « Non, ça va. »

Encore sous le choc, Rea prit une grande inspiration. Elle déglutit péniblement. « Quand j’ai réussi à entrer ici, il y avait un registre dans le tiroir de la table. Comme un gros album photo, un scrapbook. »

Lennon s’approcha de la table, se pencha, ouvrit le tiroir pour regarder à l’intérieur, et le referma.

« Dedans, il y avait des coupures de journaux, des notes écrites à la main, et… d’autres choses. »

Lennon la dévisageait sans rien manifester. Il me croit déjà folle, pensa Rea. Allez, dis-le.

« À propos de tous les gens que mon oncle a tués. »

Le visage de Lennon n’enregistra aucune expression. Il s’assit pesamment sur la chaise. « Continue. »

15

Ils parlèrent tout l’après-midi.

Lennon fut tenté plusieurs fois de se lever, de prendre congé, et de laisser Rea à son délire. Mais il resta et écouta sans faire de commentaires.

Il avait croisé quantité de gens fous durant ses années dans la police. Entendu des centaines d’histoires invraisemblables dictées par la paranoïa, la schizophrénie, l’alcool, les drogues, ou par diverses formes de troubles. Prêté l’oreille à des époux qui s’accusaient mutuellement de comploter le meurtre de l’autre, des grands-mères convaincues d’être spoliées par leurs petits-enfants, des ivrognes prétendant avoir été témoins des crimes les plus spectaculaires.

Mais Rea ne s’exprimait pas de la même manière. Elle commençait au commencement et finissait à la fin. Elle ne parlait pas en boucle et ne se contredisait pas. Elle articulait clairement, calmement, en restant appuyée contre le mur, les bras croisés, sans verser dans le drame avec gesticulations et fioritures.

Non qu’il crût à son histoire. Mais il ne pensait pas qu’elle avait perdu l’esprit.

Lorsqu’elle eut terminé, Lennon la considéra un instant, puis demanda : « Comment s’appelait la première victime, déjà ?

— Gwen Headley », et elle épela le patronyme.

Lennon sortit son téléphone, ouvrit le navigateur Internet et entra le nom. Il parcourut la liste des résultats : des manchettes de journaux évoquant la disparition et le meurtre présumé de la jeune fille.

« C’était quelqu’un de réel, dit Rea quand Lennon releva les yeux. Elle a réellement disparu. On ne sait pas ce qui lui est arrivé. Mais moi, je le sais. »

Raymond Drew avait enterré Gwen Headley sur le chantier où il travaillait, expliqua Rea. Ses restes gisaient dans le soubassement en béton d’un immeuble de bureaux.