« C’est impossible à prouver, dit Lennon. Sans le registre, il n’y a que ta parole.
— Tu ne me crois pas.
— Peu importe que je te croie ou non. » Lennon songea qu’il devrait peut-être la ménager, mais à quoi bon ? « Personne d’autre ne te croira. Tu ne feras qu’ajouter encore à la détresse de ses parents. »
Rea plaqua les mains sur son visage, se laissa glisser le long du mur et s’assit sur ses talons, penchée en avant. Ses épaules tremblaient.
Lennon, qui était resté debout de l’autre côté de la pièce, s’approcha. Il se demanda s’il devrait la réconforter, passer un bras autour d’elle peut-être. Quelque chose lui dit, non, ne la touche pas. Il s’accroupit aussi, serrant les dents tant la position le faisait souffrir, mais n’esquissa pas un geste.
Quand il ouvrit la bouche pour parler, elle le coupa net.
« Ne me traite pas de menteuse.
— Je ne te traite de rien du…
— Le registre était là. Je l’ai vu. Je l’ai tenu dans mes mains. »
Lennon prit le temps d’inspirer calmement. « Quel livre ? Rea, il n’y a pas de livre. »
Il vit la haine sur son visage, et sut qu’il la méritait.
« Va-t’en, dit-elle. Pars. S’il te plaît. »
Il posa une main sur son épaule. « Je ne veux pas te laisser comme ça.
— Va te faire foutre. » Elle avait parlé comme en lui crachant à la figure, les yeux pleins de larmes. « C’est bon, dégage. Laisse-moi tranquille. »
Lennon se releva lentement. « D’accord. Mais je t’appellerai demain. Juste pour voir comment tu vas. »
Elle hocha la tête et se prit de nouveau le visage dans les mains. « Merci, ça ira. »
Il chercha une parole pour l’apaiser, mais il savait que tout ce qu’elle voulait, c’était qu’il disparaisse. Ses pas résonnèrent dans la cage d’escalier quand il descendit.
« Attends ! » lança-t-elle en accourant sur le palier.
Lennon se retourna. Elle sortait quelque chose de sa poche de son pantalon.
« J’ai une photo. »
Il remonta, s’arrêta trois marches au-dessous d’elle. Elle lui tendit le polaroid. Des hommes sur deux rangées, ceux du fond en tenue paramilitaire. Au premier plan à droite, Graham Carlisle, jeune.
Lennon ne dit rien.
« Tu reconnais mon père. Lui, à gauche, c’est mon oncle, Raymond Drew. Tu pourrais peut-être m’aider.
— Comment ?
— Trouve si mon père a été soupçonné de quelque chose… quelque chose de mal.
— Je vais me renseigner. Je peux garder la photo ? »
Rea hocha la tête. « Excuse-moi de m’être énervée. Je te remercie d’être venu. Vraiment.
— Y a pas de quoi. » Il glissa la photo dans la poche de sa veste, et laissa Rea en haut de l’escalier.
Il dut claquer trois fois la porte avant de réussir à la fermer, ce qu’il fit en jurant. Dans la maison d’en face, un homme d’une soixantaine d’années qui s’affairait à nettoyer ses vitres s’interrompit pour l’observer. Près de la porte, un panneau d’agence immobilière annonçait « loué ».
Lennon le défia du regard, une méchante colère s’allumant dans sa poitrine. Aussitôt, l’homme baissa les yeux et retourna à son ouvrage.
En repartant vers Ormeau Road, Lennon sortit son téléphone et composa le numéro de la ligne directe du commissariat de Ladas Drive. Quand le policier de service répondit, il demanda à parler à l’inspecteur Uprichard.
« Je vais voir s’il est disponible. » Lennon reconnut la voix du sergent Bill Gracey. « C’est de la part de qui ?
— Inspecteur Jack Lennon. » Il écouta la respiration de son interlocuteur au bout du fil, puis ajouta : « On ne m’a pas encore viré, Bill. Passez-le-moi. »
Silence. Enfin : « Oui. Un instant. »
Après un intermède qui se voulait musical, Lennon entendit la voix familière.
« Jack ? Ça faisait un moment. Comment vas-tu ?
— Je suis baisé, Alan. Et toi, quoi de neuf ?
— Ne sois pas grossier, Jack, s’il te plaît. Ma femme m’oblige encore à suivre un régime, mais à part ça, tout va bien. Que me vaut ce plaisir ?
— Je voudrais que tu me rendes un service. »
Uprichard soupira. « Bizarre, j’ai un mauvais pressentiment. »
L’inspecteur-chef Alan Uprichard avait été le seul à soutenir Lennon après sa suspension. Un vrai ami, pour autant que ce fût possible, mais même cette relation-là était soumise à rude épreuve. Uprichard était un solide gaillard approchant de la soixantaine, un chrétien fervent marié à une femme qui s’inquiétait sans cesse pour sa santé. Lennon ne pouvait imaginer personnalité plus différente de la sienne. Leur amitié avait pourtant tenu le coup, bien qu’avec un peu de réticence, peut-être, de la part d’Uprichard.
« Tu as toujours de mauvais pressentiments, dit Lennon.
— Oui. Bon, je t’écoute. De quoi s’agit-il ? »
Lennon expliqua. À la fin, Uprichard demanda : « Ça va m’attirer des ennuis, Jack ?
— J’espère que non.
— Et toi, tu n’as pas besoin de t’attirer d’autres embêtements.
— C’est vrai. Alors, tu t’en occupes ?
— D’accord. Mais tu auras une dette envers moi.
— J’en ai déjà tellement. Une de plus ou de moins ne changera rien à l’affaire.
— Exact. Je te rappellerai. Prends soin de toi.
— Toi aussi. »
En raccrochant, Lennon remarqua l’heure affichée à l’écran du téléphone. « Merde. »
« Quarante-cinq minutes, dit Susan.
— Je sais, je suis désolé. »
Lennon n’osait pas la regarder, assise à la table en face de lui. Les filles mangeaient en silence. Susan et lui avaient à peine touché à leur assiette.
« Tu te rends compte à quel point je suis gênée ? L’école a dû m’appeler.
— Ça ne se reproduira plus. Je te promets.
— Il aurait pu se passer n’importe quoi. Elles auraient pu être enlevées par le premier venu. »
Lennon secoua la tête. « Elles ont appris qu’il ne faut pas suivre des inconnus.
— Tu as mis ma fille en danger. » La voix de Susan n’était plus qu’un mince filet d’air entre ses dents, pure émanation de colère et de haine. « Et la tienne aussi. Comment supporterais-tu de vivre avec toi-même s’il arrivait quoi que ce soit à Ellen ? Et moi, comment me pardonnerais-je de t’avoir confié Lucy ? »
Levant les yeux, il vit la fureur sur son visage. Il ravala la colère qu’il éprouvait aussi sous le feu de ses paroles, mais ne réussit pas à maîtriser le tremblement de sa voix. « Je ne ferai jamais rien qui puisse causer du tort à nos filles. Tu le sais. »
Lennon regrettait de lui avoir caché la vérité la veille. Il aurait alors pu expliquer que quelqu’un avait besoin de son aide. Qu’il n’aurait jamais eu autant de retard, qu’il n’aurait pas oublié l’heure, si une vieille amie ne s’était pas trouvée dans l’embarras. Mais il avait menti, impossible de revenir en arrière maintenant, et il s’en voulait terriblement.
Susan soupira. Une larme cristalline roulait sur sa joue. « Mais tu les laisses plantées sur un trottoir, toutes seules, pendant quarante-cinq minutes. »
Lennon quitta la table.
Il dormit sur le canapé et fut réveillé à l’aube par le téléphone.
16
Rea Carlisle mit des heures à mourir.
Après le départ de Lennon, elle était rentrée dans la pièce, s’était assise à la table et avait pleuré jusqu’à l’épuisement de ses larmes. Puis, grelottant soudain, consciente de l’obscurité qui envahissait la maison, elle avait regagné le palier. En plein jour, elle s’était sentie en sécurité. La lumière avait déserté les lieux à présent.