En revoyant la scène à présent, elle se rappelait la douce rumeur de la circulation, au loin, tandis qu’elle s’approchait de la porte. Le murmure qui caressait les toits de cette petite rue paisible. Et la pensée que la vie serait très agréable pour Rea ici, si elle parvenait à oublier cet horrible registre.
La clé tourna facilement dans la serrure, les cylindres n’opposaient aucune résistance, mais Ida dut donner un coup d’épaule pour ouvrir le battant. Tout était gris et noir. Elle laissa courir ses doigts sur le mur du vestibule en s’avançant vers l’escalier, une jambe frôlant les sacs-poubelle et les cartons, jusqu’à ce qu’elle trouve l’interrupteur.
Elle cligna des yeux dans la lumière crue de l’ampoule au plafond.
« Rea ? »
S’apercevant que sa voix portait à l’extérieur, elle retourna fermer la porte. Puis leva les yeux vers l’escalier.
La tête de Rea reposait sur la dernière marche, au départ d’un ruissellement écarlate.
À cet instant, il sembla à Ida que son esprit s’était fendu en deux. Une moitié se demandait pourquoi Rea était couchée là, au milieu de cette flaque de peinture, pourquoi ne se relevait-elle pas ? L’autre moitié savait avec une absolue certitude que sa fille était morte. Elle demeura pétrifiée, emprisonnée dans cette fracture de son être, incapable de bouger ou de parler pendant une minute qui lui parut une vie entière.
Les heures qui suivirent se délitèrent en un amas brouillé où tout n’était qu’épouvante. Ida gardait seulement le souvenir d’une succession d’images fixes, de tableaux de fin du monde. Elle ne se rappelait plus qui elle avait d’abord appelé — Graham ou une ambulance — mais l’aide médicale d’urgence arriva la première. Un homme en combinaison de signalisation vert et jaune. Elle vit les autocollants fluorescents sur le SUV quand elle ouvrit la porte. L’homme aperçut Rea en haut de l’escalier, ne dit presque rien et monta aussitôt.
Ida le regarda s’accroupir sur les marches, palper, écouter, braquer une minuscule torche électrique sur les pupilles de Rea. Il resta immobile un bref instant, en silence, puis sortit un téléphone de sa poche et appela quelqu’un.
Graham arriva en même temps que l’ambulance.
Les ambulanciers entrèrent avant lui. L’urgentiste posa les yeux sur eux et secoua la tête.
C’est à ce moment-là qu’Ida s’écroula.
Tout le reste était un flot continu de lumières et de questions, policières prenant des notes, verre d’eau ou tasse de thé qu’on lui proposait, paroles rassurantes, chuchotements, secrets innombrables cachés par les milliers de gens, ainsi lui parut-il, qui allaient et venaient.
Graham avait ensuite ramené Ida à la maison.
Il s’arrêta devant un magasin de spiritueux, descendit de voiture, et disparut à l’intérieur. Graham ne buvait plus d’alcool depuis trente ans. Pas une goutte, même pas un verre de sherry à Noël.
En l’attendant, Ida prit conscience de deux choses. D’abord, que son mari lui avait à peine parlé depuis son arrivée dans la maison de Raymond. Ensuite, qu’elle n’était pas allée voir Rea, ne l’avait pas touchée, ne l’avait pas tenue dans ses bras. Elle ne s’était même pas approchée de l’escalier.
« Quelle mère suis-je donc ? » Dans le silence de la voiture, sa question demeura sans réponse.
C’est alors qu’elle fut assaillie, recevant de plein fouet un gigantesque mur de peur, de chagrin, de remords, de douleur, qui s’éboulait entièrement sur elle. Elle hurla à en avoir la gorge en feu.
Les amortisseurs accusèrent le poids de Graham au moment où il s’asseyait au volant, elle sentit une bouteille déposée à ses pieds, entendit le moteur toussoter et revenir à la vie. Le temps que la voiture s’engage sur la chaussée, elle avait trouvé un mouchoir en papier froissé dans ses poches et tamponnait discrètement les larmes sur ses joues.
Ils ne parlèrent pas pendant que Graham se garait dans leur allée, pendant qu’ils descendaient de voiture, qu’il ouvrait la porte de la maison, qu’ils rentraient chez eux. Le téléphone sonnait déjà.
Graham alla dans la cuisine, la bouteille de whisky à la main. Ida, dans le joli salon, avec le mouchoir en papier.
Et elle resta assise là, sans bouger, brûlant d’une rage pareille à un filament incandescent, une colère comme elle n’en avait jamais éprouvée.
21
Flanagan se dirigea vers son bureau temporaire, chargée d’un paquet de dossiers, sa veste sur l’autre bras. On l’avait parquée dans le coin le plus sombre du commissariat, avec vue sur les terrasses de gravier des bâtiments voisins et une rangée de hangars. La redoutable architecture des années 1960, béton et lignes droites.
Un homme en costume l’attendait à sa porte, appuyé sur le chambranle, les bras croisés. Il inclina la tête en la voyant approcher, comme un prédateur qui hésite entre jouer avec sa victime ou la manger. Elle s’arrêta à deux mètres de lui.
« Inspecteur Flanagan, je présume ?
Voyant qu’elle ne s’avançait pas pour prendre la main qu’il lui tendait, il la laissa retomber.
« Inspecteur Dan Hewitt. C3. »
L’esprit de Flanagan s’embrouilla. C5, avait dit le Dr Prunty, tumeur maligne. Elle remit aussitôt de l’ordre dans ses pensées. C3, le Renseignement. À ce bref instant de confusion succéda la méfiance.
Elle déglutit et prit le temps de respirer, espérant qu’elle n’avait pas trop laissé paraître son trouble.
« Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— Jack Lennon vous attend en bas dans une salle d’interrogatoire, dit Hewitt.
— Oui. Je dépose ces dossiers et je descends. »
Dans la maison de Deramore Gardens, alors qu’elle était penchée sur le crâne défoncé de Rea Carlisle, un agent lui avait lancé au pied de l’escalier : « Le sergent Calvin essaie de vous joindre.
— J’ai coupé mon téléphone. Je le rappellerai.
— Il dit que c’est urgent. »
Abandonnant le corps, elle était retournée au commissariat.
« Peut-être pourrions-nous bavarder un peu avant que vous n’alliez le voir, reprit Hewitt.
— Pour dire quoi, exactement ? »
Hewitt haussa les épaules. « Jack et moi, on se connaît depuis longtemps. Personnellement, et professionnellement. Un petit historique vous serait peut-être utile… Si vous le souhaitez. »
Elle le détailla de haut en bas. Il était plus chic que la plupart de ses collègues. Costume anthracite, bien coupé. Et poignets mousquetaires, fermés par d’élégants boutons de manchette.
Flanagan s’était déjà fait une opinion sur sa personne lorsqu’elle ouvrit la porte. « Après vous, inspecteur. »
Elle entra derrière lui. « Appelez-moi Dan », dit-il.
Elle déposa les dossiers et sa veste sur le bureau, serra la main qu’il lui tendait à nouveau, puis, d’un geste, l’invita à s’asseoir. Il avait les doigts froids et lisses, comme des vers à soie. Le contact lui laissa une impression désagréable et elle dut se retenir de prendre le flacon de gel désinfectant dans le tiroir.
Flanagan s’installa dans son fauteuil. « Qu’est-ce que vous voulez me raconter ?
— Jack avait un lien avec la femme qui est morte hier », dit Hewitt en croisant les jambes. Le pli de son pantalon traçait une ligne impeccable le long de sa cuisse, sur le genou, tout droit jusqu’à l’ourlet. Une montre Oris, d’après ce qu’elle pouvait en juger.
Elle se demanda s’il avait vraiment les moyens de s’offrir ce genre d’accessoires, où s’il aimait vivre mieux que ne le permettait un salaire d’inspecteur-chef. Même s’il était de la C3, une police au sein de la police.