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— Tu as essayé, dit Rea. Je me rappelle que tu lui écrivais des lettres, tu lui envoyais des cartes de Noël. Tu as vraiment fait des efforts.

— Pas assez. »

Ida sortit du salon, lestée d’un gros sac-poubelle qu’elle ajouta aux autres dans l’entrée. Le plastique noir détonnait contre le blanc froid des murs. Même l’escalier sur lequel Rea était assise avait été peint. Complété par un vieux carrelage noir et blanc, l’endroit ne ressemblait pas à une maison qui aurait abrité une famille mais évoquait plutôt le vestibule d’une institution, conduisant au bureau d’un directeur. Seul le vitrail de la porte apportait un peu de diversion dans cet univers monochrome.

Le père de Rea avait promis de passer pour emmener les sacs à la décharge dans son gros Range Rover 4 × 4.

Non que le volume soit particulièrement encombrant.

Chez Raymond Drew, on ne rencontrait pas le fatras que la plupart des gens accumulent au cours de leur vie. Son armoire renfermait des habits achetés dans des chaînes bas de gamme ou au supermarché, marques fictives, chemises vendues par lot de deux, un costume qui électrisa les doigts de Rea lorsqu’elle le décrocha. La totalité de ses vêtements tenait dans un seul sac — sauf le costume, avec lequel il serait enterré. Un deuxième sac suffisait pour regrouper les chaussures et les ceintures.

Dans trois cartons s’entassaient des casseroles, des poêles et des couverts en maigre quantité ; un grille-pain et une bouilloire ; les pièces d’un service de table qui avait jauni, assiettes de tailles diverses, théière et tasses, l’ensemble orné d’un motif floral.

« C’est moi qui lui ai offert ça, dit Ida quand Rea découvrit le service dans un placard. Pour son mariage avec Carol. »

Au fond du salon, il y avait un vieux téléviseur cathodique qui semblait ne pas avoir marché depuis des années, et une chaîne hi-fi avec platine tourne-disque. Le bras était dépourvu de tête de lecture. Rea ne trouva pas non plus les enceintes.

On avait l’impression que ces objets, les pendules çà et là, les bibelots, ne servaient qu’à remplir l’espace. Disposés dans la maison de Raymond Drew pour lui donner l’apparence d’un foyer. Comme dans un décor de cinéma, pensa Rea. Des accessoires. Et les murs, si elle les sondait en frappant de petits coups, se révéleraient n’être que des façades de contreplaqué.

Il leur fallait surtout essayer de réunir les lettres, relevés bancaires, factures, documents officiels d’une quelconque nature. Le père de Rea avait appelé son avocat, David Rainey, avant même de songer à réconforter sa femme. Rainey avait recommandé de chercher tout ce qui pouvait permettre d’évaluer la fortune du défunt, avant de s’adresser à la Cour des successions. Ida serait alors désignée exécutrice testamentaire, et seule héritière de son frère.

« Je crois que tout est là », dit Ida.

Rea compta un total de huit sacs et cartons.

Ida lut dans ses pensées. « C’est pathétique, hein ? » Elle monta s’asseoir sur l’escalier à côté de Rea. Sa voix résonnait entre les murs nus de la cage d’escalier et de l’entrée. « Quel genre de vie menait-il ? Ici, tout seul. Sans rien, ni personne. Il n’y a pas une seule photo dans la maison. Ni de lui ni de Carol. Il aurait quand même pu avoir une photo de sa femme, non ? Mais non, rien du tout. Seulement… ça. »

Elle désigna le tas dans le vestibule. Rea passa un bras autour des épaules de sa mère. Ida extirpa de sa manche un mouchoir en papier roulé en boule et se tapota le nez en reniflant.

Ida Carlisle était une femme de petite taille, avec des hanches qu’elle eût préférées plus fines, des cheveux avec mise en plis une fois par semaine chez un coiffeur excentrique du centre-ville, racines apparentes sous la teinture châtaine et maquillage discret. Juste assez pour se rendre présentable, jamais d’excès.

« Il reste la chambre du fond, dit Rea. Qui sait ? C’est peut-être une grotte merveilleuse comme dans Aladin. »

La porte de la chambre située sur l’arrière de la maison était différente. Non pas en bois lambrissé comme les autres, vieilles d’un siècle à l’image de la maison, mais un simple panneau badigeonné de blanc, pourvu d’une poignée récente et d’une serrure.

La veille de l’enterrement, un serrurier appelé pour changer le cylindre de la porte d’entrée leur avait remis un nouveau jeu de clés. Il était déjà reparti lorsqu’elles découvrirent la porte verrouillée à l’étage. Le père de Rea essaya vaguement de l’enfoncer à l’épaule, sans succès. Rea envoya un coup de pied sous la poignée, ainsi qu’elle l’avait vu faire dans un documentaire sur la police, mais n’obtint aucun résultat sinon une violente douleur qui lui irradia tout le mollet.

« Il n’y aura rien là-dedans, juste de l’air confiné et de la poussière », déclara Ida. Une larme s’échappa de son œil. Elle la rattrapa avec le mouchoir en papier pour l’empêcher de rouler sur sa joue.

« On verra bien », dit Rea en caressant le dos de sa mère.

Ni Ida ni Graham Carlisle n’étaient enclins aux gestes d’affection. Prendre dans ses bras. Embrasser. Câliner. De telles effusions étaient réservées aux bébés et aux feuilletons télévisés. Rea ne se rappelait pas avoir entendu l’un ou l’autre de ses parents lui dire qu’ils l’aimaient. Ils l’aimaient, elle n’en doutait pas, mais l’avouer tout haut était contraire à leur éducation presbytérienne.

À dix-huit ans, quand Rea était partie à l’université, elle avait pris une décision : qu’ils répondent ou non à ses déclarations, elle, elle allait le leur dire. Et les serrer dans ses bras, et les embrasser. S’ils étaient gênés, tant pis pour eux. Elle refusait de passer sa vie à réprimer ses émotions, à les enfouir tout au fond.

« Inutile de s’en préoccuper pour l’instant, dit Ida. J’ai parlé à ton père hier soir. À propos de cette maison.

— Ah bon ?

— Quand toute cette paperasserie sera finie, nous pensons qu’elle devrait te revenir. »

La maison avait appartenu à la femme de Raymond, qui la tenait elle-même de ses parents. Raymond y était resté après la mort de Carol, et à présent, une fois la succession réglée, Ida pourrait en disposer comme bon lui semblait.

« Mais maman, je ne peux pas… c’est trop de…

— Tu ne serais plus obligée de vivre en colocation. Tu aurais ton propre toit. Et pas d’emprunt à rembourser. C’est trop dur de devenir propriétaire de son logement, aujourd’hui. Je veux dire, pour une fille seule, même avec les prix qui ont tellement baissé. »

Rea secoua la tête. « Cette maison doit bien valoir dans les cent mille, peut-être cent vingt. Vous feriez mieux de la garder pour votre retraite, papa et toi.

— Ton père, à la retraite ? » Ida sourit. « Il ne s’arrêtera pas, tant qu’il tiendra debout. Et puis il a mis assez d’argent de côté pour assurer nos besoins à tous les deux.

— Je ne sais pas… dit Rea. C’est trop grand. Je n’arrive pas à m’imaginer dans un endroit pareil.

— Réfléchis. Tu verras que c’est une bonne idée. Dieu sait qu’il ne reste pas grand-chose de ton oncle. Il n’a pas laissé beaucoup de traces ici… Ce qu’il y a dans cette pièce au fond, tu n’auras qu’à le donner aux bonnes œuvres, ou l’emporter à la décharge, ou… »

Elle ferma les yeux. Ses épaules tressaillirent.

Rea serra plus fort sa mère, attira sa tête vers son épaule. Les larmes vinrent, elle les sentit mouiller son T-shirt, et Ida sembla s’abandonner contre elle. Quelques secondes à peine. Puis ce fut terminé, et Ida se rassit, très droite, raide et digne comme avant. Seule une rougeur dans ses yeux témoignait de ce qui s’était passé. Elles n’en reparleraient pas, Rea en était certaine.