Les joues de Flanagan s’enflammèrent. Elle réprima une montée de colère, s’obligea à sourire. « Je ne pense pas que je gâche mon temps. »
Ida la regarda droit dans les yeux. « Moi non plus, je ne le pensais pas. Mais ce que je donnerais, aujourd’hui, pour avoir une heure avec Rea. Et tout ce que je lui dirais, sachant combien une heure est précieuse. »
Flanagan pensa à Eli et à Ruth, leurs petites mains dans la sienne. Brusquement, un souvenir : Ruth, accrochée à elle, les bras noués autour de son cou, ses jambes lui enserrant la taille, brûlante de fièvre. Son souffle contre sa joue.
Et Eli, qui réussissait toujours à se salir, le visage, les vêtements. Qui ne cessait de tomber ou de trébucher. Qui courait partout, comme si le monde risquait de lui échapper s’il ne le poursuivait pas avec assez d’ardeur.
Elle ouvrit la bouche pour parler, mais l’air se bloqua au fond de sa gorge. Un tressaillement dans sa poitrine, et la certitude que les larmes allaient venir.
Elle déglutit avec effort. Cligna des yeux.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? » demanda gentiment Ida.
Flanagan secoua la tête. « Rien. Je suis fatiguée. »
La chaleur dans ses yeux, dans sa gorge.
Ne. Pleure. Pas.
Ce n’est pas moi, ça, pensa Flanagan. Je ne suis pas si faible. Je ne vais pas craquer.
Mais une larme s’échappa. Roula sur sa joue, pareille à un prisonnier qui s’échappe. Elle la rattrapa avec sa paume et ne retira pas sa main, s’interdit de l’essuyer, comme si, en n’accomplissant pas le geste, elle pouvait dissimuler l’émotion qu’elle avait laissée s’exprimer.
Ida demanda : « J’ai dit quelque chose qui vous a blessée ?
— Non, pas du tout. »
En même temps que les mots franchissaient ses lèvres, elle se vit avec une fulgurante clarté sur son lit de mort. Ses enfants qui regardaient leur mère dévorée par son propre corps.
Elle ferma les yeux, secoua la tête. Fort, comme pour décrocher l’image de son cerveau.
Ida vint s’asseoir sur le canapé et lui prit la main.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? »
Flanagan ouvrit les yeux, ne sachant pas si elle devait reprendre sa main ou la laisser dans celle d’Ida.
Une voix sur le seuil. « Qu’est-ce qui se passe ? »
Graham Carlisle, furibond, comme s’il les avait découvertes en train de se livrer à un acte honteux.
Flanagan retira brusquement sa main et se leva. En proie à un étourdissement, elle vacilla, l’espace d’une seconde. Ida resta assise, les yeux baissés.
« Eh bien ? demanda Carlisle.
— J’ai oublié mon carnet dans la voiture », dit Flanagan.
Elle se précipita vers le vestibule, passa à côté de Carlisle sans le regarder, et gagna la porte d’entrée. Dehors, Calvin était appuyé contre la voiture, occupé à consulter son portable. Il leva les yeux. La lueur de l’écran éclaira son visage rond, perplexe.
Flanagan s’avança vers lui à grands pas.
« Allez attendre avec eux, ordonna-t-elle.
— Est-ce que tout va…
— Ne discutez pas, bordel. »
Docile, il retourna vers la maison. Graham Carlisle était sorti sur le seuil et observait la scène.
Les larmes débordaient des yeux de Flanagan, coulaient à flots sur ses joues, l’émotion lui obstruait la gorge. Elle plaqua une main sur sa bouche, pétrie de honte, aveugle comme un nourrisson. De sa main libre, elle chercha à tâtons la poignée côté passager, et, lorsqu’elle eut réussi à s’asseoir, claqua la portière pour s’enfermer dans la bulle de métal et de verre.
« Idiote, dit-elle. Pauvre conne. »
Elle sanglota jusqu’à en avoir mal aux côtes. Pleurant sa propre vie et la perte de ses enfants, pleurant les futurs orphelins.
« Je ne vais pas mourir, dit-elle. Pas de ça. »
Si, pensa-t-elle, je vais crever. Dans la souffrance et l’humiliation, sur un lit d’hôpital, raccordée à des tubes et des machines.
« Non, dit-elle. Arrête. Arrête ! »
Elle se gifla. Pas très fort, mais un choc suffisant pour couper court à la clameur dans sa tête.
« Arrête ça tout de suite. »
Encore une gifle, une chaleur sur sa joue à présent.
Il faut que je sois forte, pensa-t-elle. Pas pour moi. Pour Eli, pour Ruth, pour Alistair. Je dois affronter. Si je n’y arrive pas, moi, comment le pourront-ils ?
Et pour Rea Carlisle.
Une pauvre femme à qui l’existence venait d’être ôtée. Flanagan devait surmonter ses propres difficultés, si elle voulait se battre pour Rea et lui obtenir une forme de justice.
Là. Calme-toi.
Elle se laissa aller en arrière contre le dossier du siège passager. Respira lentement, profondément. Étendit un baume sur ses émotions. Oublia le temps.
Jusqu’à ce que la lumière de phares éclaire l’habitacle par la vitre arrière. Elle jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Les phares s’éteignirent et un homme en costume descendit d’une Jaguar.
David Rainey. Ce n’était pas un avocat plaidant, mais elle l’avait souvent vu surgir dans les salles d’audience au cours de divers procès criminels. Il remettait alors un document à celui qu’il avait mandaté pour représenter son client devant la cour. Plus fuyant qu’un poisson. Il verrouilla sa voiture et se dirigea vers la maison, sans remarquer qu’elle l’observait. Lorsqu’il eut disparu à l’intérieur, elle le suivit.
Ce fut à nouveau Graham Carlisle qui ouvrit la porte. Visage dur et renfrogné. Il ne dit pas un mot en s’effaçant pour la laisser entrer.
Rainey attendait dans le salon, assis en face d’Ida. Calvin était appuyé contre le mur, visiblement très mal à l’aise.
« Bien, dit Flanagan. On peut commencer maintenant ? »
Graham Carlisle, fermé comme une huître, ne lâchait rien. Il était rentré tard la veille, raconta-t-il, après une séance de natation, et s’était couché aussitôt. Ida regardait la télévision, seule à la maison. Elle s’inquiétait parce qu’elle ne parvenait pas à joindre sa fille, mais il lui avait assuré qu’elle se tracassait inutilement. Elle était montée peu de temps après lui, mais, incapable de trouver le sommeil, était partie en pleine nuit pour chercher Rea.
Tout était parfaitement cohérent. Flanagan n’avait nulle raison de mettre en doute la parole de l’un ou l’autre des parents. Excepté qu’elle lisait la peur sur le visage de Carlisle, la haine sur celui d’Ida. Ils étaient assis côte à côte sur le canapé, mais ils auraient pu tout aussi bien se trouver sur deux continents différents.
L’avocat n’intervint pas pendant l’entretien, si ce n’est qu’il posa un magnétophone sur la table basse au centre de la pièce.
Dans sa poche, Flanagan avait apporté une copie de la photo que Lennon lui avait montrée l’après-midi. Elle pouvait la produire dès maintenant, déstabiliser Carlisle, voir s’il en sortirait quelque chose. Mais il était déjà hostile. Toute agression de sa part ne ferait que le pousser davantage encore dans ses retranchements. Et l’avocat interromprait immédiatement la conversation. Garde-la pour une autre fois.
« Connaissez-vous un policier du nom de Jack Lennon ? demanda-t-elle.
— Non », répondit Carlisle.
Un pli apparut sur le front d’Ida.
Flanagan s’adressa à elle. « Madame Carlisle ? »
Carlisle, de nouveau : « Je vous ai dit que non.
— Madame Carlisle ? »
Carlisle se leva. « Il me semble que j’ai été clair. Nous ne connaissons pas de dénommé…
— Je me souviens de lui », dit Ida.