Le blanc de ses yeux, strié de rouge aussi.
« Ne me pose plus jamais de questions, dit-il. Ni devant les gens, ni quand nous sommes seuls. Ne me demande pas où j’étais ni ce que j’ai fait. Tu as compris ? »
Elle déglutit avant de parler, une brûlante montée de larmes au bord des paupières. « Graham, qu’est-ce que tu as fait ? »
Sa main, large et plate, s’abattit sur le côté de sa tête. Elle se retint à la table pour ne pas tomber. Une tempête se déchaînait dans son oreille.
Graham se leva. « Ne me pose aucune question. Je ne te le redirai pas. »
Elle ne s’aperçut pas qu’il partait. La chaleur due au coup envahissait sa joue. Elle ferma les yeux et s’abandonna.
Ida s’était toujours doutée de ce qu’il y avait en lui. La violence dans son cœur. Elle n’avait pas su toute la vérité, toute l’horreur associée à son être d’avant, jusqu’à cette confession larmoyante, un mois avant leur mariage, lorsqu’ils s’étaient agenouillés ensemble et avaient prié. La nuit où il avait finalement accepté Jésus-Christ comme son sauveur. Peut-être aurait-elle dû s’enfuir à ce moment-là, annuler le mariage, affronter les tumultueuses conséquences. Mais elle avait déjà deux semaines de retard, Rea prenait racine en elle.
Et puis, il avait confessé ses péchés à Jésus. Le Sauveur avait lavé son âme. Le Graham Carlisle qui avait fait cette chose terrible était mort, un homme nouveau était né à sa place. Ils étaient tombés dans les bras l’un de l’autre et avaient pleuré.
L’ancien Graham était-il revenu ? S’était-il dissimulé sous la surface, aux aguets, pendant toutes ces années ?
Elle pensa à la policière, Flanagan, et à la carte qu’elle avait laissée. La carte qu’Ida avait récupérée dans la poubelle de la cuisine, déchirée, dont les deux moitiés étaient maintenant cachées au fond du placard.
Elle pensa à l’objet noir, froid et dur, que son mari gardait enfermé dans le coffre-fort de leur chambre.
Ida savait qu’il était chargé.
27
Flanagan laissa Calvin dans la voiture. À la porte, elle enfila une combinaison blanche de la police scientifique. La lumière crue semblait priver les murs et le sol de toute couleur. Les sacs et les cartons avaient été emportés pour être examinés, et la maison paraissait encore plus vide que l’après-midi.
Ses pas résonnèrent dans l’escalier, malgré l’effet amortisseur des surchaussures. La peinture blanche qui recouvrait chaque marche avait vieilli. Une coulée rouge, d’un brun sale maintenant qu’elle avait séché, et plus rien là ou s’était trouvé le corps. Pourtant, Flanagan croyait sentir encore la présence de Rea, comme si celle-ci hantait l’endroit où elle était morte, la tête renversée sur l’avant-dernière marche.
Flanagan n’aimait pas le terme « victime ». C’était un mot trop petit lorsqu’il s’agissait d’un meurtre. On pouvait être victime d’un pickpocket, ou d’un pirate informatique. Mais quand une vie avait été supprimée, une autre désignation s’imposait, pas seulement pour la personne tuée, pour ceux qui restaient aussi. La dévastation que c’était. Elle avait connu des familles détruites par la mort d’un être cher. Dépression, alcoolisme, drogue ; suicide, même. Pour chaque vie ôtée, bien d’autres sombraient par la suite.
Sept ou huit ans auparavant, alors qu’elle était encore sergent, Flanagan avait enquêté sur le meurtre d’un homme tué par le jeune garçon placé chez lui, lequel l’avait battu à mort dans sa propre chambre. Dix-huit mois après la condamnation du garçon, la veuve du défunt se rendit sur une plage de la péninsule d’Ards, se déshabilla, et se noya dans la mer. Son corps s’échoua sur les rochers quelques jours plus tard. S’il n’en avait tenu qu’à Flanagan, le garçon serait repassé en jugement pour le meurtre de la femme.
Même à travers le masque, elle percevait l’odeur métallique, carnée, de la mort violente. L’atmosphère en était chargée. Elle monta l’escalier en évitant prudemment le rouge. En haut, elle dut se tenir à la rampe pour franchir la flaque d’une large enjambée.
Sombre, à l’étage. Elle trouva l’interrupteur, vit les éclaboussures sur les murs, tourna son regard vers la chambre du fond. La porte avait été forcée. Au-delà, le noir, aussi profond qu’un lac. Elle passa la main à l’intérieur, tâtonna le long du chambranle, sentit le bouton de la lumière à travers le mince caoutchouc des gants.
Toute la pièce s’éclaira. La vieille table au milieu, le tableau en liège et la carte sur le mur. Une chaise, rien d’autre.
Flanagan entra.
Lennon lui avait parlé du registre. Les parents de Rea niaient en avoir connaissance. Malgré elle, elle croyait Lennon.
La table, apparemment, avait été récupérée dans une école. Le plancher craqua quand elle s’avança dans la pièce. Elle ouvrit le tiroir. Vide, comme elle s’y attendait. Elle en explora tous les recoins, puis chercha sous le plateau quelque chose qu’on aurait pu cacher là. Ses doigts ne découvrirent rien.
Difficile de croire qu’un homme habitait encore ici moins de deux semaines plus tôt et qu’il laissait si peu de lui. Une éblouissante nudité.
Flanagan imagina le registre, ce journal des morts dont avait parlé Lennon. Elle se figura un homme penché sur cette table, déversant ses secrets page après page, revivant toutes ces choses horribles.
Était-il possible que ce soit vrai ?
Vrai ou pas, elle fut prise d’un désir impérieux de quitter cet endroit. Au moment où elle se faufilait une fois de plus entre les traces de sang, elle eut envie de s’excuser auprès de Rea pour son intrusion, comme cela lui arrivait toujours sur les scènes de meurtre. Quelqu’un était mort ici, seul, et elle, Flanagan, envahissait les lieux quand il était trop tard pour changer quoi que ce soit au sort de la victime.
Elle laissa la combinaison dans le vestibule et trouva Calvin qui lui tendait son téléphone au portail du jardin.
« Un message de Ladas Drive. Jack Lennon a essayé de vous joindre. Il demande que vous le rappeliez. »
Flanagan prit le téléphone, vit que Calvin avait déjà composé le numéro. Elle n’avait plus qu’à appuyer sur appel.
Au moment où elle pensait tomber sur la boîte vocale, il répondit.
« Oui… » Il avait la voix pâteuse.
« C’est Flanagan.
— Qui ?
— L’inspecteur-chef Flanagan. Vous m’avez laissé un message.
— Oh. » Elle entendit ses lèvres qui claquaient l’une contre l’autre, il essayait de s’humecter la bouche. « Oui, je voulais vous parler… » Il bafouillait, les mots ne venaient pas. « Vous dire quelque chose. Quelqu’un m’a appelé.
— Vous êtes bourré.
— Non. Enfin, si, j’ai un peu bu, mais il faut que je vous…
— Rappelez-moi demain matin, coupa Flanagan. Quand vous serez sobre. »
Elle raccrocha et mit le téléphone dans sa poche. Calvin attendait, debout près de la portière du conducteur.
« Ramenez-moi à Ladas Drive », ordonna-t-elle.
Flanagan se glissa aux côtés de son mari dans le lit à une heure du matin, sans avoir ôté sa chemise d’uniforme. Alistair grogna, remonta la couette sous son menton, et continua à ronfler.
Épuisée en rentrant, elle s’était préparé un gin-tonic, du Hendrick’s, avec deux tranches de concombre, mais elle s’aperçut après une gorgée qu’elle était incapable de l’avaler. Les glaçons tintèrent dans l’évier quand elle vida son verre.
Ils avaient acheté cette vieille ferme à l’extérieur de Moira douze ans auparavant, juste avant de se marier. Dix-huit mois de travaux, dont ils avaient effectué la plus grosse partie eux-mêmes, en apprenant sur le tas. Malgré le stress lié à une rénovation d’une telle ampleur, cette époque lui apparaissait à présent, avec le recul, comme la plus heureuse de sa vie. Elle, sergent à la carrière prometteuse au sein du nouveau Service de police d’Irlande du Nord, et Alistair, professeur d’histoire dans un lycée de Lisburn. Ils avaient dépensé jusqu’à leur dernier sou, mais le sacrifice en valait la peine.