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En montant l’escalier, Flanagan se rappela son mari en train de poncer la rambarde, fier de ses ampoules et de ses cals aux mains. Ses cheveux d’un noir de jais, pas encore poivre et sel comme maintenant.

Eli et Ruth dormaient paisiblement, chacun dans sa chambre. À leur âge, ils exigeaient encore que leur porte reste ouverte, et Flanagan, sur le palier, les voyait tous les deux. Ruth, avec l’ours hideux qu’une tante lui avait offert quatre Noëls plus tôt, Eli, les jambes dépassant de la couette.

Flanagan s’inquiétait surtout pour Ruth. Il y avait tellement de choses contre lesquelles elle devait mettre sa fille en garde, tellement de monstres tapis dans l’ombre. Elle-même restait souvent éveillée, la nuit, pour les traquer.

Sa propre chambre était un antre tout de gris et de noir quand elle se blottit contre le dos de son mari. Elle détestait fermer les yeux dans l’obscurité. Une terreur qu’elle conservait depuis l’enfance, alors qu’elle avait l’âge de Ruth, peut-être un peu moins.

Elle avait dû subir une petite intervention aux yeux — si insignifiante qu’elle ne savait même plus aujourd’hui de quoi il s’agissait — et s’était endormie à l’hôpital avec une aiguille dans le bras et les douces paroles de sa mère à l’oreille. Lorsqu’elle émergea des sables mouvants et essaya de soulever les paupières, le monde était resté plus noir que la pire noirceur qu’elle ait pu connaître.

Elle avait eu alors la certitude absolue qu’on lui avait pris ses yeux.

Personne n’accourut en réponse à ses hurlements, ni plus tard, quand elle finit par renoncer, la voix brisée. Après une attente qui lui parut infiniment longue, une infirmière — du moins elle supposa que c’en était une — posa la main sur son bras et lui assura que tout allait bien.

« Où sont mes yeux ? » demanda-t-elle.

L’infirmière rit, se moqua gentiment, expliqua qu’elle était aveugle à cause des pansements et qu’il faudrait les conserver encore un peu. Flanagan sanglota et supplia qu’on lui rende la vue pendant toute une journée, avant que sa mère ne parvienne enfin à la convaincre que l’infirmière avait dit la vérité.

Des années plus tard, au souvenir de ces heures de panique, il lui semblait qu’elle avait failli perdre l’esprit. Pour elle, le noir aurait toujours la couleur de la folie.

Elle ramena ses pensées au présent.

Le registre.

Lennon en avait parlé, même s’il reconnaissait ne pas l’avoir vu. Elle savait maintenant qu’il ne mentait pas à propos d’une chose au moins. Rea Carlisle était obsédée par ce registre, qu’il fût réel ou non. Un délire ? Quoi qu’il en soit, cela ne changeait rien au fait qu’on l’avait tuée, et que Lennon avait été le dernier à l’avoir vue vivante. Il annonçait lui-même que ses empreintes seraient relevées sur l’arme du crime, ce qui suffisait en général pour obtenir une condamnation. Il apparaissait comme le suspect le plus évident, et, selon l’expérience de Flanagan, la bonne réponse à une question était souvent la plus évidente.

Elle pensa à Ida Carlisle, éperdue de chagrin. Et à Graham Carlisle, agressif, comme si le meurtre de sa fille n’était qu’une nuisance et l’enquête de Flanagan une contrainte qu’on lui imposait. Elle se demanda s’il était violent envers son épouse. Vu la peur muette que l’on devinait chez Ida, il devait la malmener psychologiquement, même un imbécile s’en serait rendu compte ; mais avait-il jamais porté la main sur elle ?

Pauvre femme.

Elle murmura une prière pour remercier le ciel d’avoir un mari si plein de bonté. Les hommes comme il faut étaient rares, bien sûr, mais plus encore dans cette partie du monde. Son père ne comptait pas parmi eux. Un ivrogne. Un maltraitant. Un parasite qui avait sucé la vie de la mère de Flanagan.

Dieu merci, il y avait Alistair, qui ne s’était pas insurgé lorsqu’elle avait souhaité garder son nom, qui s’occupait tout naturellement des enfants quand elle était retenue par son travail, qui était fier de la réussite de sa femme.

Elle posa les lèvres sur sa nuque, sentit les poils fins qui la chatouillaient, huma la bonne odeur du gel douche que les enfants lui avaient offert pour son anniversaire.

Jack Lennon n’était pas un homme bon, et elle devait apprendre à mieux le connaître. À peine installée dans son bureau temporaire au commissariat de Ladas Drive, elle avait entendu des rumeurs sur son compte, bientôt confirmées par l’inspecteur-chef Hewitt. Ses collègues ne lui accordaient aucune confiance, à l’exception de l’inspecteur Uprichard. Le sergent Calvin lui avait rapporté divers éléments inscrits à son passif : Lennon avait fait sauter les contraventions routières d’un maquereau loyaliste, il s’était trouvé embarqué dans une étrange vendetta qui avait coûté la vie à la mère de son enfant, il avait conduit à l’aéroport une prostituée ukrainienne — soupçonnée de meurtre — afin qu’elle puisse quitter le pays avec un faux passeport qu’il s’était procuré sur une scène de crime. Incidemment, on lui devait l’arrestation d’un tueur en série coupable d’avoir assassiné au moins cinq femmes, mais c’était un hasard.

Les hommes ne s’attirent pas de tels ennuis par simple malchance, Flanagan l’avait appris au cours de ses vingt années dans la police. À l’époque où elle n’était encore qu’agent en uniforme, affectée au ramassage des voyous ivres morts le vendredi soir dans les rues du centre-ville, elle avait croisé, semaine après semaine, les mêmes visages ensanglantés, et compris que les ennuis ne viennent jamais tout seuls. Pourquoi Jack Lennon allait-il de calamité en calamité ? Quel genre d’homme était-il ?

Il ne lui restait pas beaucoup de temps pour le découvrir. Dans moins de deux semaines, après l’opération, elle prendrait un congé dont Dieu seul connaissait la durée. On confierait l’affaire à quelqu’un d’autre, quelqu’un qui ne se soucierait peut-être pas autant de rendre justice à Rea Carlisle. Non, elle n’allait pas laisser faire ça.

L’opération.

Tandis que la peur du noir cédait le pas à l’épuisement, elle se rappela la tumeur maligne logée dans son sein. Pour la troisième fois de la journée, en se mordant le poing pour ne pas réveiller Alistair, elle sanglota de terreur.

28

Il se déplaçait à pied, profitant du couvert de l’ombre. La nuit, il pouvait échapper aux regards de ceux qu’il fallait éviter. Ne pas sentir des yeux posés sur lui, qu’ils soient réels ou imaginés.

Comme cet endroit avait changé. Quand il était jeune, il n’y voyait guère plus qu’une grosse agglomération, avec ses usines mortes ou moribondes, ses citoyens dressés les uns contre les autres au milieu des ruines. Des gens si pleins de haine qu’ils ne comprenaient pas que leur véritable ennemi était la pauvreté contre laquelle ils auraient dû s’unir. Au lieu de quoi, ils se retranchaient dans des mondes où Eux s’opposaient à Nous, ils élevaient des barricades, et laissaient le sang couler.

Tandis que maintenant. Maintenant, c’était devenu une vraie ville. Maintenant, Belfast brillait de mille feux, même à cette heure si froide. Les barrières de sécurité qui autrefois enfermaient le centre-ville avaient disparu depuis longtemps. On pouvait entrer dans n’importe quel magasin sans devoir présenter son sac à un garde.