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Il arriva au City Hall, magnifique palais vieux de plus d’un siècle, couronné d’un dôme de cuivre vert. Bâti à une époque où la ville voguait sur les revenus de ses industries, symbole ostentatoire d’une richesse qui devait bientôt s’évaporer. Dans la lumière des projecteurs, le bâtiment ressemblait à une apparition, un fantôme de pierre qui s’évanouirait au matin, aussi fugace que l’argent qui l’avait édifié.

Maintenant, l’argent était revenu. Là où des hommes et des femmes construisaient autrefois des bateaux ou tissaient du lin, leurs petits-enfants écrivaient des programmes informatiques ou répondaient au téléphone dans des centres d’appels.

Nouvelles mœurs. Tout change. Rien ne perdure. Ils brûleront tous, un jour. Même lui.

Il n’aurait pas dû faire de mal à Rea.

Tout ce qu’il voulait, c’était la photo. Pourquoi avait-il permis à sa colère de décider, de prendre le contrôle ? Il éprouvait encore la sensation, quand le pied-de-biche l’avait touchée à la tête. Le choc qui lui était remonté du poignet jusqu’au coude. Les vibrations électriques dans tout son corps. Et après, impossible de s’arrêter. Même alors que sa raison lui disait, non, ne continue pas, c’est trop risqué. Il avait quand même recommencé, la fureur lui levait la main et l’abattait encore.

Et il n’avait rien gagné. Le policier détenait la photo.

La colère remontait en lui.

Non. Du calme.

Il avait senti son esprit se désagréger après la mort de Raymond. Son seul véritable ami au monde. Celui qui pouvait l’atteindre, dans la folie de sa vie, et le maintenir droit. Qui lui rappelait qu’il était capable de se maîtriser s’il le voulait vraiment. Mais il n’avait pas réussi. La colère l’avait emporté, brisant cette pauvre Rea qui aurait dû encore être en vie.

Mais à présent, il avait retrouvé son équilibre. Plus rien ne l’ébranlerait. Pas s’il gardait la colère à l’intérieur, tout au fond, là où était sa place. Jusqu’à ce qu’il en ait besoin.

Son haleine se changeait en buée dans l’air de la nuit. Il fila vers l’ouest, puis vers le sud, en contournant le City Hall.

Un couple approchait en sens inverse. Un homme et une femme qui marchaient d’un pas chancelant, jeunes, ivres. Lui, sans veste, ventre bedonnant par-dessus son jean. Elle, trop maquillée et trop court vêtue, le cliquetis de ses talons semblable à un bégaiement. Ils riaient, accrochés l’un à l’autre, et se dirigeaient vers la station de taxis en face du City Hall. Il y avait largement la place de se croiser sur le large trottoir.

Le jeune homme remarqua qu’il les observait.

« Qu’est-ce que vous regardez ? »

Il passa son chemin. Calme, parfaitement maîtrisé.

« Hé ! je vous parle, lança le jeune homme dans son dos. Vous défilez pas. »

Il ne se retourna pas. Aussi serein que des eaux étales.

« Laisse tomber, dit la femme. Viens. »

Indifférent à la voix qui braillait derrière lui, il s’enfonça dans la nuit. Toujours se maîtriser.

Voilà ce qui lui sauverait la vie. C’était le seul moyen possible, maintenant.

Il pensa au registre qui les avait unis, Raymond et lui. Bien caché à présent. Les heures qu’ils avaient passées ensemble, leurs mains qui se touchaient parfois quand ils tournaient les pages. Les secrets qu’ils avaient échangés. Il se rappelait les confessions, les choses magnifiques qu’ils livraient à leur mémoire commune, même si, pour d’autres, elles paraîtraient abjectes.

Raymond et lui n’admettaient pas la honte. Une fois ces choses écrites, elles demeuraient sur le papier, prisonnières de l’encre et de la colle. Ils pouvaient ensuite les regarder tous les deux, ils savaient que la honte n’était pas de leur côté.

Même les choses les plus terribles, les plus secrètes. Il se souvenait de chaque mot, il les récitait en marchant.

La maladie et un enfant
2 février 1995

Je sais que je suis atteint.

Dans mon corps, je suis sain et en forme. Dans mon esprit, non.

Tout le monde s’en rend compte. Moi-même, je le vois sur mon visage quand je surprends mon reflet dans une vitre. C’est pourquoi je n’ai pas de miroirs. Je ne veux pas voir la maladie sur moi.

Cela va en empirant. Chaque nuit est plus noire que la précédente. La faim et la soif qui me tourmentent ne cessent de s’amplifier. Ce sont des sensations réelles, une torsion dans mon ventre qu’aucun aliment ne peut satisfaire, du sable dans ma gorge qu’aucune eau ne lavera.

Un jour, le bruit deviendra si fort que je ne pourrai plus le faire taire. Et que se passera-t-il alors ? Quand le soleil en moi éclatera, quand j’exploserai en supernova et trouverai mon ultime soulagement, qui survivra ?

Personne.

J’emmènerai le monde avec moi. Hommes, femmes, enfants, jusqu’au dernier.

Enfant.

J’ai emmené un enfant aujourd’hui.

Ici, à Belfast, où je n’ai pris aucune vie depuis vingt ans. Si près de chez moi. Ma fin est proche.

Aux informations, on ne parle que du cessez-le-feu depuis des mois. D’abord les républicains, puis les loyalistes. Ils disent que la tuerie s’est arrêtée. Personne ne garantit que la paix durera éternellement. Ni les politiques, ni les journalistes. Mais ils assurent qu’il n’y aura plus de morts.

Les gens sont tellement heureux. Je les vois dans les rues, ils ont l’air de recommencer enfin à vivre. Comme si les hommes armés avaient jamais pu les en empêcher.

J’ai traîné dans le centre commercial de Castle Court, sans but, errant d’une vitrine à l’autre, au hasard des étalages. Cette masse de gens qui bavardaient, le bruit qui me vrillait la tête, au point que j’avais envie de leur crier à tous de la fermer.

Mes souvenirs sont brumeux. Je me rappelle la pression augmentant derrière mes yeux, pareille à la vapeur dans un réacteur. Quelque chose allait lâcher, c’était inévitable. Je m’effondrerais, là, devant tout le monde, en m’arrachant les cheveux, en hurlant.

Je le connais, ce sentiment de vaciller au bord du gouffre, cette alarme du tout-peut-arriver qui sonne en moi. Un avertissement que j’ai appris à écouter.

Plus jeune, je n’y prêtais pas attention. Comme lorsque j’ai rejoint l’homme dans la ruelle et que je suis retourné au bateau avec du sang sur mes vêtements. Ou la fois où j’ai tabassé à mort le Gallois, Aaron Pell, dans la salle des machines. Il m’avait asticoté la journée entière. En me traitant de pédé, de tapette, de pédale, de tantouze, tous les termes les plus ignobles.

Ensuite, quand nous avons été seuls, je lui ai fendu la tête avec une clé à molette. Ce qui m’a submergé quand j’ai soulevé l’outil. Le froid du métal dans ma main, une force qui monte et exige de s’échapper. J’ai éprouvé la même sensation aujourd’hui.

Je suis resté debout près d’un escalier mécanique, sans bouger, en respirant profondément, pour que ça s’arrête. Pour que le calme revienne. Je voulais retrouver la raison. Au bout d’un moment, la pression a diminué et je me suis remis à marcher. Vers l’arrière du centre commercial et l’horrible champ de brique qu’ils ont construit sur les décombres de l’ancien Smithfield Market.