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Elle voulut dire quelque chose, mais le portable d’Ida émit un bip.

« Och, flûte, marmonna-t-elle en lisant le SMS.

— Quoi ?

— Ton père ne viendra pas. Il est retenu à une réunion de comité.

— Bon, j’emmène tout ça à la décharge. Je ferai plusieurs voyages, c’est pas grave. Toi, tu devrais rentrer dormir un peu.

— Oh, dormir… Je n’ai pas fermé l’œil depuis une semaine.

— Va, essaie de te reposer. Je peux me débrouiller. »

Ida sourit et caressa la main de Rea. « Tu es gentille. »

C’était plus d’affection qu’elle n’en avait montré depuis des années. Rea se pencha et embrassa sa mère sur la joue.

« Arrête ! » Ida la repoussa d’une tape, feignant d’être outrée. Elle se leva et descendit l’escalier. À la porte d’entrée, elle se retourna, contempla la vie de son frère défunt, un tas de sacs et de cartons dont on allait se débarrasser, puis elle secoua une fois la tête, adressa un sourire plein de regrets à Rea, et partit.

Rea resta un moment assise sur les marches. La lumière filtrée par le vitrail de la porte dansait sur les murs. Ce n’était pas une vilaine maison, et la rue ne manquait pas de charme. Un frémissement d’excitation dans son ventre.

Une maison à elle.

Depuis deux ans, elle partageait un appartement avec deux autres femmes dans la banlieue de Four Winds, au sud-est de la ville. Ses colocataires, plus jeunes qu’elle — dix ans de moins pour la cadette —, étaient fraîchement sorties de l’université et travaillaient dans un cabinet d’avocats. Rea, qui n’avait pourtant que trente-quatre ans, se sentait plus vieille que son âge à leur contact. Elle se surprenait à vouloir les materner, les gronder parce qu’elles rentraient trop tard ou se promenaient dans des tenues trop légères. De leur côté, elles semblaient la considérer comme une vieille tante, désespérément célibataire, qu’elles essayaient sans cesse de brancher avec l’un ou l’autre de leurs collègues.

Une fois, à contrecœur, Rea avait accepté d’en rencontrer un. C’était un monsieur plutôt agréable, assez séduisant, propre, poli. Quand il lui avait montré une photo du plus jeune de ses petits-enfants, elle avait eu envie de hurler.

Trois mois s’étaient écoulés depuis son licenciement. Elle avait travaillé pendant presque six ans pour cette société de conseil du centre-ville, s’attachant plus particulièrement aux processus de recrutement, stratégies d’entretien et tests d’aptitude. Un bon salaire, qui lui permettait d’épargner afin de réunir la mise de fonds nécessaire à l’acquisition d’un logement. Sans emploi à présent, elle pompait dans ses économies pour payer le loyer de la colocation, et envisageait avec horreur de devoir retourner vivre chez ses parents.

Rea réprima un frisson. Voilà qu’une planche de salut se présentait, la possibilité de devenir propriétaire sans emprunter. Mais pouvait-elle prendre la maison d’un mort ? Sans compter qu’il faudrait faire des travaux. Une nouvelle cuisine, un nouveau chauffage central, et probablement aussi une longue liste de choses invisibles à première vue. D’après les récits de ses amis qui avaient acheté, Rea savait que les dépenses commençaient à mesure que l’on découvrait la centaine de secrets cachés par le vendeur. Son petit pécule ne suffirait sûrement pas à couvrir les frais.

Tout de même, une maison à elle.

Elle pensa à la chambre de l’étage. Sa mère avait sans doute raison, on n’y trouverait que de l’air confiné et de la poussière. Mais si elle devait s’installer ici, elle voulait voir toutes les pièces, y compris celles qui étaient fermées à clé.

Rea Carlisle décida qu’avant la fin de la journée, elle aurait réussi à ouvrir la porte de la chambre du fond.

3

L’inspecteur Jack Lennon toussa et s’essuya le nez avec un mouchoir qu’il avait déjà utilisé. La fin d’un rhume, le troisième déjà. La chirurgienne l’avait prévenu. À présent qu’on lui avait enlevé la rate, il attraperait davantage d’infections. Elle ne s’était pas trompée.

Il avait mal aux fesses sur la chaise en plastique garnie d’un mince coussin. Ses blessures à l’épaule et au flanc, vieilles d’un an, le tiraillaient encore. Le radiateur électrique de la salle de réunion cognait et sifflait. Les stores aux lames verticales jaunies oscillaient dans les mouvements de l’air.

L’avocat que la Fédération de la police avait engagé pour le défendre, assis de l’autre côté de la table, lisait en silence un document qu’il parcourait de haut en bas avec la pointe d’un stylo en remuant silencieusement les lèvres. La lumière du néon se reflétait sur son crâne. Adrian Orr, il s’appelait, et Lennon l’avait vu beaucoup trop souvent cette année.

Orr se débrouillait plutôt pas mal, mais Lennon ne pouvait réfréner une montée de colère chaque fois qu’il le rencontrait. D’accord, c’était une chance qu’il ait conservé son boulot, et sans Orr, il aurait été dégagé de la police depuis longtemps. N’empêche.

Lennon avait fait un effort pour les premiers rendez-vous, soigné sa mise, revêtu un costume. Maintenant, il s’en fichait. Jean et chemise, ces entretiens d’un ennui accablant ne méritaient pas plus. Il n’était pas allé chez le coiffeur depuis près de neuf mois, ses cheveux blond cendré, grisonnants, lui tombaient sur les épaules et dans les yeux. Susan avait renoncé à obtenir qu’il les coupe. D’ailleurs, sa fille Ellen avait déclaré que ce style lui plaisait.

« On arrive au bout ? demanda-t-il.

— Mmm ? » Orr leva les yeux de la feuille.

« C’est bientôt fini ?

— Deux minutes. Je relis les derniers commentaires de l’Ombudsman[2]. »

Un fort mal de tête remonta de la nuque de Lennon jusqu’à son crâne. Ensuite viendraient les coups de lance dans le dos. Il fit rouler sa langue sèche dans sa bouche, pensa à la bouteille d’eau sur le siège passager de sa voiture, à la plaquette d’antalgiques dans la boîte à gants. Il exhala, un soupir ostentatoire qu’il regretta avant même que ses poumons aient fini de se vider.

Orr leva à nouveau les yeux.

« Je vous en prie, Jack, détendez-vous et laissez-moi lire. Plus vite j’en aurai terminé, plus vite vous pourrez rentrer chez vous. »

L’idée qu’il devrait s’excuser traversa rapidement l’esprit de Lennon, mais la masse compacte d’orgueil qu’il abritait le lui interdit. Il se recala sur sa chaise, basculant d’une fesse sur l’autre, et réprima une grimace de douleur.

Orr posa son stylo, croisa les mains sur la feuille et se prépara à parler comme s’il allait prononcer un discours devant l’Assemblée à Stormont.

« Vous n’obtiendrez pas de pension d’invalidité, je peux pour l’assurer.

— Putain », fit Lennon.

Orr se raidit. « Je vous l’ai déjà dit, Jack, je n’aime pas ce genre de langage. Rien ne vous y autorise.

— Oh que si !

— Vous avez tiré sur un agent et vous l’avez tué…

— Un agent qui me mettait en joue. Il m’aurait descendu en même temps que la fille si je n’avais pas…

— Vous avez tué un flic. » Les joues d’Orr s’empourprèrent quand il s’aperçut qu’il avait haussé la voix presque au point de crier. Il prit une inspiration avant de continuer. « Vous avez aidé une meurtrière à quitter le pays. Peu importent les circonstances. Gandhi et mère Teresa ne réussiraient pas à les convaincre de vous accorder l’invalidité. »

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2

Médiateur qui enquête sur les plaintes déposées contre les agents de police.