« Dégage, dit McKenna. Si je te revois, je t’explose les genoux. »
Il repartit vers sa maison, balançant les bras comme un soldat.
Lennon cracha du sang et se releva tant bien que mal. Il s’éloigna, l’air vaincu.
32
Ida Carlisle attendait à une table du café, avec vue sur le grand hall du Metropolitan Arts Centre. Un paysage d’ardoise gris sombre, subtilement éclairé. Des jeunes gens heureux se promenaient, s’asseyaient pour boire un café, bavardaient et riaient. Aucun ne gisait dans son sang, la tête défoncée au point d’en être méconnaissable.
L’image ne la quittait pas. Rea en haut de l’escalier, sa vie qui s’était répandue.
Flanagan entra dans le hall, à pas lents, cherchant Ida des yeux. Ida se retint d’agiter la main ou d’appeler. Elle la regarda se mouvoir, cette policière qui semblait porter un poids si lourd, une noirceur en travers de ses épaules.
Quel âge avait-elle ? Ida lui donnait une quarantaine d’années. Étrange qu’une femme d’à peine quinze ans sa cadette pût éveiller en elle de tels sentiments maternels. Dès l’instant où Flanagan était entrée dans sa maison, Ida avait eu envie de s’occuper d’elle, de la réconforter, et elle ne comprenait absolument pas pourquoi.
Peut-être avait-elle besoin de remplir le vide soudain laissé par Rea. Ou bien, n’ayant pas véritablement d’amis, hormis ceux que Graham lui permettait, elle désirait la chaleur d’une sœur qui comprendrait sa douleur.
Ida chassa ces idées stupides en voyant que Flanagan parvenait en haut de l’escalier. Elle leva une main. Flanagan la vit et s’approcha en souriant.
« Merci d’être venue, dit Ida.
— Il n’y a pas de quoi. » Flanagan s’assit en face d’elle. « Je suis toujours contente de parler. »
Une serveuse leur apporta la carte.
« Juste un café, s’il vous plaît », dit Flanagan.
Ida commanda la même chose.
« Alors, que puis-je faire pour vous ? » demanda Flanagan après le départ de la serveuse.
Ida sortit un mouchoir en papier de sa manche, le tourmenta entre ses doigts. « Nous vous avons menti. »
Elle épia une réaction sur le visage de Flanagan. Celle-ci ne montra rien.
« Je sais. Mais il n’est jamais trop tard pour dire la vérité. »
Ida prit une inspiration. Puis une autre.
« Nous avons vu le registre tous les deux. Rea m’a fait venir à la maison. Ensuite, j’ai appelé Graham. Il voulait s’en débarrasser. Il a dit qu’on ne pouvait pas prévenir la police. Sa carrière aurait été ruinée.
— Qu’y avait-il dans ce registre ?
— Des choses effroyables. Tous les gens que mon frère a tués. Il écrivait tout. Et il conservait… des sortes de souvenirs, j’imagine. Des ongles, des cheveux.
— Où est le registre maintenant ?
— Je ne sais pas. Il était là la veille du jour où Rea a été tuée. Le meurtrier a dû l’emporter. »
Flanagan secoua la tête. « J’ai des raisons de croire qu’il a été subtilisé avant. »
Ida ferma les yeux, le temps d’arrêter sa décision, puis les rouvrit.
« Je crois que mon mari l’a pris.
— C’est une possibilité, dit Flanagan. Vous savez ce qu’il en aurait…
— J’ai eu des pensées terribles. Sur lui. Sur ce qu’il a pu faire. »
Flanagan secoua la tête. « Ida, nous avons un suspect.
— Mais Graham vous a menti. Et à moi aussi. Il vous a dit hier soir qu’il était à la piscine quand Rea est morte. Moi, il m’avait parlé d’une réunion du parti. Je sais qu’il n’est pas allé nager. Pourquoi a-t-il menti ?
— Ida, écoutez-moi. Nous avons un suspect, je ne peux pas vous révéler son identité, mais l’arme du crime porte ses empreintes. Quelqu’un l’a vu sortir de la maison à l’heure où a eu lieu le meurtre.
— Mais Graham… »
Elle faillit le dire. Elle faillit raconter à Flanagan que Graham avait déjà tué. Qu’il le lui avait avoué avant leur mariage. Au fond de lui, Graham Carlisle cachait une froideur qui nourrissait son ambition, qui lui glaçait le cœur au point d’en barrer l’accès à elle et à Rea. Toute la journée, elle s’était repassé mentalement une scène dont elle ne réussissait pas à se débarrasser. Graham, le pied-de-biche levé, prêt à l’abattre sur le crâne de Rea. Sa propre fille.
« Mais Graham quoi ? »
Ida appuya les paumes de ses mains sur ses yeux. Repoussa la vision aussi loin que possible dans son esprit. Mais elle savait que l’image ne partirait pas, malgré tous ses efforts pour la bannir.
« Ce suspect, dit-elle, c’est le policier avec qui Rea sortait autrefois ?
— Je ne peux pas répondre.
— Vous l’avez arrêté ?
— Non.
— Pourquoi ? »
La serveuse revint avec deux tasses de café sur un plateau. Elle laissa la note sur la soucoupe de Flanagan.
Quand elle fut partie, Flanagan répondit : « Il s’est enfui. Mais on le retrouvera, ce soir ou demain.
— Et si vous vous trompiez ?
— Je me trompe rarement.
— Mais vous pourriez, insista Ida. Cette fois. »
Pour elle, il n’y avait aucun doute.
« Je ne pense pas », dit Flanagan. Elle plissa soudain les yeux. « C’est un bleu que vous avez là ? »
Sans réfléchir, Ida se toucha la joue. Dans la glace, ce matin, elle avait vu la marque brun-violet sous son œil. Vite dissimulée par un soupçon de fond de teint. Du moins le croyait-elle.
« Je me suis cognée. Je suis très maladroite. »
Flanagan lui prit la main par-dessus la table.
« Ida, il est arrivé quelque chose ?
— Non, répondit Ida, à nouveau sans réfléchir. Rien du tout. »
Espèce d’idiote, pensa-t-elle. Quelle folle. Tu étais prête à dire à cette femme que Graham a tué Rea, mais tu ne veux pas avouer qu’il t’a maltraitée ?
Flanagan lui pressa les doigts et la regarda droit dans les yeux. « Votre mari vous a frappée ? »
Ida se figea, déchirée entre son désir de dire la vérité, d’être ainsi libérée, et le besoin de garder ses secrets. De montrer au monde son meilleur visage, la femme dévouée, la famille aimante qui ne connaît pas les fissures dégradantes et sordides des gens de condition inférieure. Malgré tout ce qui s’était passé, son instinct lui dictait de se protéger de la honte, elle et sa famille.
Quelle famille ?
Un rire lui échappa, aigu et ridicule, avec un accent de folie, même à ses propres oreilles.
« Je crois que je suis en train de perdre la raison.
— Vous êtes en deuil, dit Flanagan. Vous traversez une épreuve terrible. Il y a des thérapeutes spécialisés, une écoute qui vous…
— Oui », dit Ida.
Déroutée, Flanagan fronça les sourcils. « Oui, quoi ?
— Oui, Graham m’a frappée. »
L’expression de Flanagan se fit plus douce. « Vous n’êtes pas obligée de rentrer chez vous. Je peux vous trouver une place dans un refuge ce soir. Il ne vous touchera plus.
— Non, dit Ida. Je dois rentrer. J’ai des choses à faire. Pas pour lui. Pour Rea. Je n’aurai pas peur de mon mari. J’ai été lâche trop longtemps… Si je m’étais comportée autrement, Rea serait toujours en vie. »
Flanagan lui serra plus fort la main. « La mort de Rea n’a rien à voir avec…
— Et vous, de quoi avez-vous peur ? »