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Neuf heures avaient sonné quand Lennon s’éveilla en sursaut, glacé jusqu’aux os, claquant des dents. Il aperçut quelques golfeurs matinaux qui avaient déjà engagé une partie et se dirigea vers la sortie du parc en longeant les arbres. Il lui fallait un taxi pour gagner Sydenham. N’en voyant aucun, et ne pouvant risquer d’allumer son portable pour appeler une centrale de réservation, il avança au long des rues avec l’espoir d’en arrêter un au passage.

Des drapeaux unionistes en lambeaux pendaient aux lampadaires, marquant le territoire et ne laissant aucun doute quant à l’identité de ses occupants. Lennon n’avait plus qu’une vague idée de sa position géographique, incapable à présent de distinguer le nord du sud. Les noms des rues ne lui évoquaient rien. Il fut soulagé en débouchant dans Woodstock Road. Ici, il croiserait un taxi, ou, à défaut, un arrêt de bus.

Un peu plus loin, il entendit un chœur de voix provenant d’une église. Là, isolée dans une mer de protestantisme et de drapeaux rouge, blanc et bleu, se dressait l’église catholique St Anthony. Une messe, célébrée pour une assemblée manifestement nombreuse.

Du fait de l’heure matinale, Lennon se demanda si c’était un jour de fête. Puis il se souvint : dimanche des Rameaux, le début de la Semaine sainte. Il s’immobilisa, les yeux fixés sur la porte, en proie à une étrange et impalpable émotion. Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, il s’approcha de ces voix qui ondulaient comme une vague et entra.

Il faillit passer devant le bénitier sans accomplir son devoir, se reprit, trempa les doigts dans l’eau et fit le signe de croix. Il tenta de se rappeler la formule qu’on était censé prononcer. Jack Lennon n’était pas allé à la messe depuis des dizaines d’années. Les quelques enterrements auxquels il avait assisté récemment s’étaient tenus dans des églises protestantes.

Il trouva une place parmi les rangées du fond et se glissa à côté d’un vieil homme, qui lui sourit en branlant la tête. D’autres regards, plus critiques, se posèrent sur son visage abîmé.

Qu’est-ce que je fabrique ici ? se dit-il. Cet endroit n’avait rien à lui apporter. Aucune croyance ne l’attirait dans cet édifice glacé. Il resta pourtant, se leva et s’assit en même temps que tout le monde, répondit « Et avec votre esprit » ou « Amen » avec les fidèles.

Il fit de son mieux pour ignorer la douleur dans le bas de son dos, ses épaules et ses hanches, la sourde palpitation derrière ses yeux. Les antalgiques l’auraient soulagé, mais il avait abandonné la plaquette dans la poubelle sous l’évier des Uprichard, sans toucher aux deux comprimés.

Ses pensées dérivèrent pendant que le prêtre lisait l’Évangile selon saint Luc, chapitre trente-deux, le baiser du traître. Il songea à la vie misérable qui était devenue la sienne. Son foyer et sa fille, perdus. Contraint de dormir sous un arbre dans un parc ou de supplier un ami de l’accueillir. Et encore, même cet ami-là ne voulait plus de lui. D’honnêtes gens qui le prenaient pour un meurtrier.

Peut-être aurait-il dû écouter Susan, aller voir un thérapeute. Il connaissait les troubles de stress posttraumatique, il identifiait les symptômes, mais cela ne signifiait pas qu’il en soit atteint. Pour autant, il n’aurait pas été inutile de parler à quelqu’un. Raconter les cauchemars, les accès de panique, l’incapacité à vivre avec lui-même, a fortiori avec quiconque.

Il se ferma aux bruits tout autour, la voix du prêtre, dont l’écho s’élevait vers les hauteurs, les toux, les reniflements et les bâillements des paroissiens.

Dans le calme sanctuaire de son esprit, Lennon se mit à prier. Même si son cœur n’hébergeait pas une once de foi, il pria pour que Dieu lui révèle un moyen de sortir des ténèbres qui l’avaient englouti, une lumière sur le chemin. Il pria pour que Dieu lui ramène sa fille, qu’il lui accorde d’être un meilleur père. Il demanda que Susan trouve le bonheur qu’elle cherchait, que tous deux puissent se pardonner l’un l’autre. Enfin, il pria pour que l’on capture le meurtrier de Rea Carlisle, afin que lui-même soit délivré de ce fléau.

« Amen », dit-il, en même temps que l’assemblée.

Suivant du regard les voix qui montaient, là-haut, jusqu’à la voûte de la nef, il comprit que sa prière aussi était prisonnière de ce plafond, comme un poisson happé par un filet qui jamais ne s’échapperait vers les cieux.

Les oreilles emplies par le supplice dû à ses articulations, plus fort que le chant des fidèles, Lennon se leva et partit de son pas claudiquant. Le soleil parut chaud sur sa peau après la froide humidité de l’église.

À quoi servait une prière ?

Un taxi passa. Il le héla.

36

Flanagan se réveilla longtemps avant l’heure programmée sur son alarme. Alistair ronflait de son côté du lit, avec Eli pris en sandwich entre eux deux depuis qu’il était venu se glisser là en pleine nuit. Elle transpirait dans la chaleur de leurs trois corps, sa chemise de nuit lui collait à la peau.

Les enfants seraient debout à huit heures. Alistair se lèverait, il lui proposerait de dormir plus longtemps, puisqu’elle avait travaillé tard. Quand elle les retrouverait en bas pour le petit déjeuner, ils parleraient. Il lui demanderait ce qui n’allait pas, exactement comme Ida Carlisle. La maladie devait se voir sur elle, et Alistair aussi s’en rendrait compte.

Il poserait la question devant les enfants, sans se douter de la terrible réponse.

Aussi, à sept heures moins cinq, elle attrapa son portable sur la table de chevet, désactiva l’alarme, repoussa la couette, et s’échappa discrètement. Pieds nus sur la moquette, elle sortit de la chambre et entra dans la salle de bains quelques marches plus bas.

Elle se lava rapidement, sans bruit, avant d’enfiler les vêtements qu’elle avait laissés la veille, puis descendit l’escalier et ferma doucement la porte d’entrée derrière elle. Alistair entendrait peut-être le moteur diesel protester et toussoter dans le froid. Il se tournerait simplement de l’autre côté, et se rendormirait en pensant qu’elle partait plus tôt pour mieux attaquer la journée.

Ce qui n’était pas complètement faux.

Elle trouva l’inspecteur-chef Uprichard dans son bureau, en train d’arroser une plante posée sur le rebord de la fenêtre.

« Flanagan, c’est ça ? dit-il.

— J’aimerais vous parler deux minutes.

— À propos de Jack ?

— Oui. »

Il désigna un fauteuil. « Alors, mieux vaut vous asseoir. »

Le bureau d’Uprichard était plus petit que celui qu’on avait temporairement attribué à Flanagan, et moins bien équipé. Il s’est mis quelqu’un à dos, pensa-t-elle en prenant place. Ou alors, il ne léchait pas les bottes de ceux qu’il fallait. Ce qui expliquait probablement qu’on lui colle une permanence un dimanche matin.

La chemise blanche de son uniforme était impeccablement repassée, avec des plis raides comme des baguettes, des épaulettes d’un noir profond et des boutons qui scintillaient à la lumière fluorescente. Il entreprit d’essuyer une à une les feuilles de la plante avec un chiffon humide, en pressant le bout de sa langue contre sa lèvre supérieure.

Flanagan le trouva sympathique, dès le premier instant et sans la moindre hésitation, tout comme Dan Hewitt lui avait déplu. C’était irrationnel, bien sûr, mais elle ne regrettait jamais de s’être fiée à son instinct.

« Il n’est pas coupable, déclara Uprichard en lâchant le chiffon. Je me moque de ce qui vous permet de l’incriminer. Je me moque de ce qu’on a pu vous raconter. Et par “on”, j’entends Dan Hewitt. Jack Lennon n’a pas tué cette femme. »