« Pas grand-chose. Tu comptes rester ici longtemps ?
— Je ne peux pas répondre. Ça dépend de la suite.
— La suite, répéta Patterson avec un sourire mystérieux. Bon, j’arriverai toujours à savoir dans quelle merde tu t’es fourré… Mais j’ai une fille qui débarque de Birmingham le week-end prochain. Une petite bombe. Je lui ai déjà booké des clients sur deux nuits. Cinq mille livres d’entrée de jeu. J’ai pas l’intention de m’asseoir dessus juste pour te fournir une planque.
— Je serai parti bien avant. » Lennon s’assit en face de Patterson. « Mais j’ai un autre service à te demander.
— Putain, maugréa Patterson en secouant la tête. Déjà que j’ouvre ma porte avant midi un dimanche, ça devrait suffire. Je te laisse crécher ici et, maintenant, il te faut encore autre chose. Je rêve… »
Lennon s’était rendu au domicile de Patterson à Sydenham, une étroite construction mitoyenne, deux chambres à l’étage, située sous le couloir aérien de l’aéroport de Belfast et à moins de cent mètres de la voie ferrée. Patterson y vivait avec sa femme et ses trois enfants, et Lennon se demanda comment ils ne devenaient pas fous à cause du bruit. Le souteneur loyaliste aurait facilement pu s’offrir une belle maison indépendante avec quatre ou cinq chambres, dans un quartier plus aisé, mais pas sans éveiller la curiosité du fisc à qui le foyer ne déclarait aucun revenu hormis ses allocations.
Dans la voiture, Patterson avait essayé de savoir ce qui avait valu à Lennon les contusions et les entailles sur son visage. Vains efforts.
Lennon sortit la photo de sa poche. Il la posa sur la table basse entre les deux canapés, la fit pivoter du bout des doigts et la poussa vers Patterson.
« Regarde ça. »
Patterson prit la photo et examina les personnages à tour de rôle. Ses yeux se plissèrent lorsqu’il en reconnut un.
« Là, c’est…
— Graham Carlisle.
— J’ai appris ce qui était arrivé à sa fille. Bon sang, t’es pas mêlé à ça, hein ?
— Elle m’a donné la photo avant de mourir. Elle voulait savoir jusqu’où son père était mouillé avec les paramilitaires. »
Patterson lâcha un petit rire. « Jusqu’au cou, apparemment. Et les autres, tu as une idée ?
— À gauche, c’est Raymond Drew, l’oncle de Rea, le beau-frère de Graham Carlisle. Il ne te dit rien ?
— Non. Sale tronche…
— Tu n’imagines pas. Bref, il est mort il y a une semaine ou deux. Rea était en train de débarrasser sa maison quand elle a été tuée. »
Patterson jeta la photo sur la table. « M’entraîne pas là-dedans, en tout cas. Tu as le don de te foutre dans de sacrées embrouilles, mais cette fois, c’est sans moi. »
Lennon se pencha pour récupérer la photo et s’absorba dans la contemplation de ces deux visages. Graham Carlisle, Raymond Drew. Il pensa à Rea en haut de l’escalier. Brisée, sans vie.
« C’est la seule chose qu’elle m’a demandé de faire pour elle, dit-il. Elle est morte parce que je ne l’ai pas écoutée. Parce que je ne l’ai pas crue. Je lui dois ça. S’il te plaît, aide-moi. »
Patterson était tourné vers la fenêtre et le balcon, les traits inexpressifs dans la lumière.
« Me la joue pas aux sentiments, Jack. Je vais me mettre à pleurer.
— Tu peux m’aider ? » insista Lennon.
Patterson exhala, ses épaules s’affaissèrent. « D’accord. Je me rencarde, on verra bien ce que je trouve.
— Merci. »
Patterson se leva. « Ce sera tout, pour les petits services ? Parce que j’ai du boulot, moi. »
Lennon sourit. « Du boulot ?
— Ben ouais. Allez, je me tire. Fais gaffe à l’appart, hein ?
— Pas de problème.
— Au fait, tiens… »
Patterson fouilla dans la poche de son blouson et sortit une petite boîte en carton, blanche avec une inscription bleue, étiquetée par une pharmacie. Il l’agita sous les yeux de Lennon pour en faire sonner le contenu. « Tu veux ça, j’imagine. »
Le regard fixe, Lennon se représenta les plaquettes d’antalgiques à l’intérieur, les comprimés dans leurs cocons en plastique, attendant sa langue. Comme si elle répondait à un signal, la douleur devint plus vive dans son dos, dans toutes ses articulations, jusqu’à ses phalanges.
Il déglutit avec effort. « Non. »
Bras tendu, Patterson agita encore la boîte. « T’inquiète, tu peux me payer plus tard. »
Lennon secoua la tête. « Je n’en veux pas.
— Bon. C’est toi qui vois. »
En regardant Patterson sortir et tirer la porte derrière lui, Lennon, au comble de l’agacement, regretta de s’être autant dévoilé à un homme qu’il haïssait de tout son cœur.
38
Seul dans le café, il était attablé devant une tasse de thé noir, un toast desséché et un œuf au plat. La télévision accrochée au mur meublait le silence de son bavardage. Pas d’autres clients. La propriétaire, assise derrière le comptoir, menton grassouillet dans la main, fixait l’écran d’un regard vide.
Le pain faisait un bruit sec sous ses dents. Il était resté à l’intérieur toute la matinée, entre des murs qui l’écrasaient. Cette voix dans sa tête, lui reprochant sa terrible erreur. Répétant qu’il s’était laissé déborder par la colère, qu’il avait peut-être tout perdu. Quand l’écouter devint insoutenable, il avait dû sortir. Lui échapper.
À la télévision, le visage grave du présentateur du journal régional apparaissait sur un arrière-plan de gros titres. La mort de Rea Carlisle était passée en deuxième position. Il éprouva un mélange de soulagement et d’irritation.
« Nouvel élément dans l’enquête sur la mort de la fille de Graham Carlisle, député à Stormont, annonça le présentateur. Un suspect a été identifié. Reportage de Lauren McCausland. »
Il lâcha son toast. Le couteau qu’il tenait dans l’autre main retomba bruyamment en étalant le jaune d’œuf sur l’assiette. Il garda les yeux rivés à l’écran.
« La chasse au meurtrier de Rea Carlisle a pris un tour inattendu aujourd’hui », commença la voix off.
Ses poumons gonflés à bloc, la pression de l’air contre ses côtes. Un bourdonnement dans ses oreilles.
Puis une image. Une photo d’identité, le visage de l’homme sur un fond blanc.
Il relâcha son souffle. Le regard captif.
« D’après les enquêteurs, il s’agirait d’un de leurs collègues, l’inspecteur Jack Lennon. »
Jack Lennon. Le policier. Le numéro dans le portable de Rea. Il sentit un sourire s’esquisser sur ses lèvres.
Conférence de presse devant un commissariat. La femme inspecteur. Son nom brièvement affiché à l’écran. Des micros et des dictaphones alignés sous son menton.
« Nous pensons qu’il se trouve encore à Belfast, et nous souhaitons l’interroger au plus vite. Nous demandons à toute personne qui détiendrait une information permettant de localiser Jack Lennon, ou qui aurait été en contact avec lui depuis quarante-huit heures, de nous appeler immédiatement. Cependant, nous recommandons au public de ne pas s’approcher de lui, car nous le croyons potentiellement dangereux. »
Potentiellement dangereux. Le sourire s’élargit, puis disparut aussitôt.
La policière, Flanagan, continua : « En revanche, si vous le voyez, prévenez-nous aussitôt. Merci, ce sera tout. »
Les questions fusèrent mais elle se détourna.
Pauvre Rea. Elle s’imaginait qu’un policier pourrait l’aider. Personne ne pouvait plus rien pour elle maintenant. Mais le policier détenait la photo.