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Comment s’y prendre ?

Comment gérer la suite ?

Peut-être devrait-il s’enfuir. Partir. Tout lâcher et déguerpir.

Ou était-ce une idée folle ?

À un certain moment, il y avait longtemps, il aurait pu choisir un chemin différent. Éviter le sang sur ses mains. Il avait eu sa chance, et il ne l’avait pas saisie. Ce qui n’a pas été choisi cesse d’exister une fois la décision prise. De même qu’on ne peut regretter la direction du vent, ou la forme d’un nuage.

Il pensa à Raymond. La tristesse le transperça, lui lacéra le cœur. Raymond et lui n’avaient jamais eu le choix.

Pas dans ce monde-ci.

Le chauffeur
19 mars 2003

Tu te rappelles le chauffeur ? Comment nous l’avons laissé là, avec le moteur qui tournait encore ? Tu te rappelles la giclée de sang sur le pare-brise ? L’expression dans ses yeux quand il a vu, quand il a compris ce qui allait lui arriver ?

C’était il y a plus de vingt-cinq ans. J’y pense toujours. J’en rêve. Parfois, je me demande où nous en serions si cette nuit n’avait pas eu lieu. Aurions-nous eu des vies normales ? Les gens comme nous peuvent-ils mener des vies normales ?

Moi, non. Je serais forcément devenu ainsi.

Tu te souviens que nous sommes restés allongés ensemble ce soir-là, à en parler ? Tu tremblais. J’ai dû te calmer, te serrer fort. Tu pleurais, tu disais que tu ne pourrais jamais recommencer, que tu t’en étais cru capable, mais que c’était trop, trop réel. Trop dur, vu de près. Alors, j’ai dû le faire à ta place.

Nous aurions dû naître ailleurs. Ce pays était beaucoup trop petit pour nous. Il l’est toujours. Les gens ont l’esprit trop fermé. Ils nous regardent et ils disent : « Ils ne sont pas pareils. » Et ils nous haïssent.

Je l’ai senti quand j’étais enfant. Je sais que toi aussi, tu l’as senti. Ils m’ont battu pour extirper de moi tout ce qui était différent. Ils m’ont battu si fort, ils ont essayé de me tordre pour que je leur ressemble, si souvent que je ne savais plus ce que j’étais. Je ne suis ni homme ni bête, ni poisson ni volatile. Je suis les ténèbres entre les choses. Voilà en quoi ils m’ont transformé.

Comment peuvent-ils vouloir que nous nous comportions comme des êtres humains normaux, toi et moi, s’ils nous traitent de cette manière ? Les insultes qu’ils me lançaient. Je faisais semblant de m’en moquer, mais j’étais blessé. J’ai enfoncé la colère et la haine en moi jusqu’à ce qu’elles réclament d’être libérées, pareilles à des braises ardentes. Bien sûr que cela se voit. Bien sûr que d’autres souffrent. C’est inévitable.

Je suis à l’intérieur depuis un mois maintenant. Je sors pour acheter de la nourriture en conserve, assez pour rester en vie. L’odeur ne me dérange pas. Il vaut mieux que je reste enfermé. Le méchant s’agite en moi et essaie de s’évader. Mais je ne peux rien faire ici, pas si près de mon domicile. C’est trop dangereux. Il faut que je sois loin, ailleurs, là où personne ne me connaît, mais il n’y a pas de travail qui m’appelle pour me déplacer.

Un jour, je commettrai une erreur. Ce n’est plus qu’une question de temps. Le méchant prendra le dessus. Je serai vu, signalé, attrapé. Et ensuite ?

M’abandonneras-tu ?

Nieras-tu que nous chuchotions nos secrets, allongés dans le noir ? Devant le journal télévisé, détourneras-tu les yeux comme s’il s’agissait de la photo d’un étranger ? Deviendras-tu un être humain à l’image de tous les autres, en renvoyant au passé les belles choses que nous avons vécues ensemble ?

C’est la seule peur que j’ai. Que tu me laisses seul, que tu partes et deviennes l’un d’eux. Alors, qui me maintiendra droit ?

Je mourrai avant que cela n’arrive.

39

Ida Carlisle attendait son mari dans l’entrée. Le beau plancher craquait sous ses pieds. Le bois et la pose avaient coûté une somme exorbitante. Et le papier peint. Revêtement mural, disait-on dans la boutique luxueuse où elle l’avait acheté, mais en réalité, c’était tout simplement du papier peint. Et le miroir biseauté, et la table du téléphone, et le cristal d’ornement.

Tant d’argent dilapidé pour des choses, juste des choses, rien qui ait vraiment d’importance. Elle se rappelait sa fierté quand la vendeuse lui avait annoncé le prix — par rouleau, bien sûr, pas pour l’ensemble —, parce qu’elle pouvait se l’offrir. Graham travaillait dur, avait-elle pensé. Nous méritons d’avoir une jolie maison.

Maintenant aussi, il travaillait. Même quand sa fille unique était couchée sur une table avec du givre sur les cils, Graham Carlisle allait au travail. Des gens à voir, avait-il allégué. Des affaires pressantes. Il avait dit qu’il rentrerait pour déjeuner. La pendule au mur indiquait presque trois heures.

Ida était là depuis une heure et demie. À l’attendre.

Elle entendit le Range Rover. Les pneus sur le gravier, le moteur qui s’éteignait. Le bruit de la portière.

Elle ferma les yeux et murmura une prière. Quand elle les rouvrit, elle distingua la silhouette de son mari par la vitre de la porte. Il tourna la clé dans la serrure, entra, tira le battant derrière lui.

Graham Carlisle se figea en voyant Ida.

Elle leva la main droite, braqua le pistolet sur sa poitrine.

Il ouvrit la bouche pour parler, mais aucun son ne sortit. Sa langue humide claqua plusieurs fois contre ses dents.

Comme la plupart des hommes politiques, Graham était autorisé à détenir une arme personnelle. Il avait montré à Ida comment s’en servir, tout à son orgueil du privilège qui lui était octroyé. Et l’orgueil était un péché. Le Seigneur les punissait chacun pour leur faute.

Elle désigna la belle pièce. Celle où ils recevaient les visiteurs. « Va dans le salon », ordonna-t-elle.

Il déglutit, rassembla son courage. « Ida, qu’est-ce que tu fais ?

— Va t’asseoir. »

Graham fit un pas vers la porte ouverte, sans la quitter des yeux. « S’il te plaît, écoute-moi, Ida.

— Non. Toi, tu m’écoutes, dit-elle en le suivant. Assieds-toi.

— Non, Ida, je t’en prie, écoute…

— Assieds-toi ! » Les mots lui déchirèrent la gorge.

Graham se laissa tomber sur le canapé, mains levées.

« Ida, tu pourrais me tuer avec cette arme.

— C’est vrai. Maintenant, ferme-la. »

Graham se tut et la dévisagea, parfaitement immobile. Elle l’entendait à peine respirer.

« Pourquoi as-tu fait ça ? » demanda-t-elle.

Il s’humecta les lèvres. Secoua la tête. « Fait quoi ? »

Elle ne parvint pas à empêcher sa voix de trembler. « Pourquoi as-tu tué notre fille ? »

Il resta bouche bée. Les yeux embués.

« Pourquoi ? répéta-t-elle.

— Tu crois vraiment que je l’ai tuée ?

— Ne me mens pas. Pas maintenant. Tu m’as menti toutes ces années depuis que je te connais. Pour l’amour du ciel, ne mens pas maintenant. »

Une larme roula sur la joue de Graham. « Comment peux-tu penser une chose pareille ?

— Tu as déjà tué, dit-elle en se maîtrisant à grand-peine. Tu peux recommencer.