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On trouvait un certain nombre de clubs illégaux disséminés dans Belfast, tous tenus par des paramilitaires d’un camp ou de l’autre. Des lieux fréquentés par des hommes durs, où l’on buvait sec, le jour ou la nuit.

À l’une des tables, dans le coin le plus sombre, un homme était assis. Patterson se dirigea vers lui, Lennon sur les talons. L’homme les regarda approcher, visage de marbre strié de veinules rouges. Pas loin de quatre-vingts ans, estima Lennon, mais encore fort. Il ne décroisa pas ses épais avant-bras couverts de tatouages, ne serra pas la main que lui tendait Patterson.

Patterson fit les présentations. « Dixie Stoops… Dixie, voilà le gars dont je t’ai parlé. »

Dixie promena lentement son regard sur les deux hommes en attrapant sa canette de Harp sur la table.

« Je vous reconnais, dit-il à Lennon après avoir bu une gorgée. On n’a parlé que de vous aux nouvelles ce midi. Il paraît que vous avez tué cette petite.

— C’est faux. »

Dixie se fendit d’un sourire. « Marrant. J’ai dit ça aussi quand ils m’ont coffré. »

Lennon eut envie d’envoyer valser sa bière, de le prendre au collet et de le malmener un peu, comme autrefois. Pour lui montrer à qui il avait affaire. Mais la force lui manquait. Dixie Stoops, même à son âge avancé, le dévorerait tout cru.

« Vous m’avez arrêté, un jour.

— Oh ?

— Aye. Avec d’autres agents, vous nous avez chopés en voiture. On avait un fusil et des munitions dans le coffre. Vous m’avez mis une raclée.

— Désolé. Je devais être énervé ce jour-là.

— Et moi donc.

— Je peux m’asseoir ? »

Dixie désigna du menton la chaise en face de lui. Tandis que Lennon s’installait, Patterson dériva du côté du bar — ou de ce qui passait pour tel —, ouvrit une glacière et préleva une bière d’importation de qualité médiocre.

« Qu’est-ce que vous voulez ? demanda Dixie.

— Roscoe m’a dit que vous avez peut-être connu quelqu’un dans le temps, une personne qui m’intéresse.

— Graham Carlisle. Le politicien.

— C’est ça.

— Écoutez-moi bien. Roscoe m’a demandé de vous parler parce que vous êtes son ami et que je lui dois un ou deux retours d’ascenseur. Je n’ai aucune dette envers Graham Carlisle, mais si j’avais su que vous étiez mêlé à ce qui est arrivé à sa fille, je serais resté chez moi. »

Lennon soutint son regard. « Je n’ai pas tué Rea Carlisle, et pour le prouver, j’ai besoin de découvrir le coupable. Je crois que le meurtre a un lien avec le passé de son père.

— Bon sang, on se croirait dans un polar comme ceux que lit ma bonne femme. D’accord. Allez-y, posez vos questions.

— Où avez-vous connu Carlisle ?

— J’étais le chef de la zone de Sydenham quand il a rejoint la Brigade de Belfast-Est. C’était encore un jeunot à l’époque, même pas vingt ans. Mais lui, il était bizarre.

— Comment ça ?

— Il allait à la fac. À l’université Queens, il étudiait le droit. On n’avait pas beaucoup d’intellos dans les rangs. Nous, notre instruction, c’est derrière les barreaux qu’on la recevait. Par exemple, j’ai un diplôme de sciences politiques. On dirait pas, hein ?

— Vous savez pourquoi il s’est engagé ?

— Pour faire comme ses potes du quartier. Où que ce soit, c’est toujours ce qui explique que les jeunes entrent dans des gangs. Pour appartenir à quelque chose. Pour être quelqu’un. La plupart des gamins par ici, s’ils ne trouvaient pas d’apprentissage, ils étaient foutus. Ils n’avaient rien, et ils savaient qu’ils n’auraient jamais rien. Mais vous leur mettez un flingue dans la main, vous leur donnez une cible, et ils deviennent quelque chose. Vous voyez ce que je veux dire ?

— Oui. Pour autant, ça ne justifie pas ce qu’ils font.

— Je n’ai jamais dit ça. » Dixie secoua la tête. « Si j’avais su alors ce que je sais maintenant, j’aurais jamais écouté les politiciens — ceux qui étaient censés s’occuper de nos intérêts — quand ils ont commencé à agiter tout ce monde-là. Je me serais tiré et j’aurais mené une vie honnête. »

Il se pencha en avant, posa les avant-bras sur la table. Les tatouages frissonnèrent. « Voilà ce qui était étrange avec Graham Carlisle. Il était assez futé pour passer l’examen d’entrée en secondaire, pour fréquenter une bonne école, et ensuite l’université. Il avait un bel avenir devant lui, et d’ailleurs, il a réussi. Je ne comprends pas ce qu’il fabriquait avec nous autres. Bref, il a quitté le service actif quand il s’est marié, mais la direction a voulu le garder comme conseiller. Pour les questions de stratégie, de droit, tout ça. Et il a fait du bon boulot. Même s’il n’a pas été suffisamment écouté, et qu’on ne l’écoute pas assez aujourd’hui, ç’aurait été pire sans lui.

— On dirait que vous l’admirez.

— Moi, je l’admire ? » Dixie eut un rire méprisant. « C’est un pourri de première, je le déteste. Sauf qu’il a quand même servi à quelque chose. Maintenant, on a un pied à Stormont. Ça ne vous plaît pas, je le vois à votre visage. Mais sans les Graham Carlisle, les gens du coin n’auraient aucun moyen de faire entendre leur voix là-haut, au Palais. Les autres politiciens — et je parle des unionistes, de ceux qui sont supposés nous défendre —, pour eux, on est juste des merdes de chien dans la rue.

— Jusqu’à quel point était-il engagé, à l’époque ?

— Il est allé au front, mais pas longtemps.

— Vous voulez dire qu’il a participé à des actions ? »

Dixie hocha la tête. « Aye. Mais il n’a pas tenu le choc à un moment, et après ça, il a reculé.

— Après quoi ? »

Le regard de Dixie fila brièvement vers Roscoe, au bout de la pièce, pour s’assurer qu’il n’entendait pas.

« J’imagine que vous n’êtes pas venu en mission officielle, hein ?

— Non.

— Ceci est entre vous et moi. Ça ne va pas plus loin. Vous me suivez ?

— Absolument. »

Après s’être s’éclairci la gorge, Dixie raconta.

« Graham n’était pas arrivé depuis longtemps, il avait commencé l’entraînement, récolté un peu d’argent de protection, ce genre de choses. Rien de sérieux. Mais avec quelques-uns de ses potes, ils ont voulu faire leurs preuves, me montrer à moi et aux chefs de la Brigade qu’ils avaient des couilles. Ils ont appelé une des sociétés de taxis catholiques, ils ont commandé une voiture qui est venue de Belfast-Sud. Du côté du musée, je crois que ça s’est passé. Bref, ils s’étaient procuré une arme quelque part, ne me demandez pas où. Ils ont attendu que le taxi arrive, et toc, ils ont abattu le chauffeur.

— Bon sang…

— Graham Carlisle, ça lui a suffi, continua Dixie. Il ne tenait pas tant que ça à se salir les mains comme nous autres. Lui, il a passé son diplôme et tout.

— Qui était ces potes ? »

Dixie secoua la tête. « Je suis là pour parler de Graham Carlisle. Je ne donne pas d’autres noms. »

Lennon sortit la photo de sa poche et la posa sur la table. « Jetez un coup d’œil. »

Dixie plongea la main dans son pantalon de survêtement, trouva ses lunettes, les chaussa. Il prit la photo et l’examina, bras tendu. Un soupir s’échappa en sifflant de sa formidable poitrine.