« Bon. Je pourrais pas vous dire qui sont les gars derrière. J’y suis peut-être, allez savoir. Mais là, à gauche, c’est Raymond Drew. Graham a épousé sa sœur. Un joli brin de fille. Raymond, lui, c’était un sale con. Un de ces gars qui ne parlent pas, vous voyez le genre ? On ne sait jamais ce qu’ils pensent, sauf qu’à leurs yeux, on voit que ça se bouscule là-dedans à cent kilomètres-heure. Et Howard, il était pareil.
— Howard ? »
Dixie reposa la photo sur la table, la tourna vers Lennon, et indiqua le personnage au milieu du premier rang. « Howard… Howard… attendez, comment il s’appelait déjà ? Monaghan. Aye. Howard Monaghan. L’Étincelle, on le surnommait. »
Lennon regarda le jeune homme placé entre Carlisle et Drew. Pour la première fois, véritablement. Il s’était surtout préoccupé des deux autres et n’avait guère prêté attention à leur compagnon.
« Pourquoi ce surnom ?
— Parce qu’il était électricien de métier. Apprenti au chantier naval, je crois, mais bon, il était un peu… délicat, quoi. Une chochotte, une tapette, aurait dit mon vieux. Ils ont commencé à l’appeler l’Étincelle au chantier, et après, c’est resté. Apparemment, il s’en fichait.
— Quelle relation avait-il avec Drew et Carlisle ?
— Avec Graham, je ne sais pas, mais il était très proche de Raymond. Ils s’étaient rencontrés à la marine marchande, et ils ne se sont plus lâchés ensuite. Ils partaient parfois travailler en Angleterre, tous les deux, quand ils trouvaient du boulot au même endroit. Raymond, lui, il était maçon. Ça jasait un peu sur leur compte…
— Parce qu’ils étaient gays, vous voulez dire ? Ils étaient ensemble ?
— Non, non, pas pour ça. C’est vrai que les gars n’aimaient pas trop les homos. Moi, ils ne m’ont jamais dérangé. La vie qu’un type mène chez lui, ça le regarde, du moment qu’il ne fait de mal à personne. C’est mon opinion. Les gars de la Brigade, je peux vous dire qu’ils ne l’auraient jamais toléré. Bref, c’était pas le cas de Raymond et de l’Étincelle. Eux, ils avaient des choses en commun, ils faisaient tout ensemble. Ils draguaient les femmes ensemble, et les gars disaient que s’ils n’arrivaient pas à s’en dégotter une, au moins ils s’amusaient bien tous les deux. Mais je n’y ai jamais vraiment cru. Pas après la réaction de l’Étincelle.
— Quelle réaction ?
— Un soir, tard, on était allés dans un bar comme ici, du côté de Shankill. Il y avait Raymond et l’Étincelle. Ils ne buvaient pas beaucoup, pas comme nous, mais ils venaient quand même. L’un des gars, Jimmy Mercer, a commencé à les chambrer, pour déconner. Il leur a demandé ce qu’ils faisaient quand ils étaient seuls. Et là, Howard, l’Étincelle, il s’est jeté sur lui et l’a démonté. Il a failli lui arracher la tête avant que Raymond le retienne. C’est ce que je me rappelle surtout, Raymond qui avait pris l’Étincelle dans ses bras, qui lui parlait tout doucement pour le calmer. »
Lennon étudia le jeune homme au milieu de la photo. Traits fins, regard vif. Un joli visage, comparé à celui de Raymond, plus plat.
« Il est toujours dans le coin ?
— J’en sais rien, répondit Dixie. Je ne l’ai pas vu depuis, bon sang, ça fait plus de vingt ans. C’était à l’enterrement de la femme de Raymond. Je l’ai aperçu, au fond. Il observait les gens.
— Vous ne lui avez pas parlé ?
— Non. Il avait été viré de la Brigade longtemps avant ça.
— Pour quelle raison ? »
Les coins de la bouche de Dixie s’abaissèrent en une expression de dégoût. « Il y avait deux types qui vendaient du cannabis dans une piaule du côté de Hollywood. C’était pas un problème, sauf qu’ils ne reversaient rien à la Brigade. Alors quelques-uns des gars sont allés les voir, histoire de leur expliquer qu’ils devaient nous refiler notre quote-part s’ils voulaient continuer leur petit business. L’Étincelle — Howard — les a accompagnés. Mais l’opération a dérapé. L’Étincelle s’est mis en rogne, il leur a flanqué une rouste terrible et ils ont fini à l’hôpital. L’un des gars, un pote à moi, m’a tout raconté après. C’était comme s’il se vengeait sur eux, il a dit, qu’il leur faisait payer quelque chose d’effroyable. Mon pote n’avait jamais été témoin d’une violence pareille, et pourtant, il en a vu. Même qu’il a eu les jetons. Il a essayé de s’interposer mais il n’a rien pu faire, l’Étincelle ressemblait à un chien enragé. Raymond n’était pas là pour le calmer. Je crois que c’est à ça que servait Raymond avec lui : il le retenait, il l’empêchait de déborder. Ensuite, plus personne n’a voulu traîner avec l’Étincelle. Il a été dégagé et on lui a dit de ne pas revenir. C’était il y a une trentaine d’années. »
Lennon prit la photo. Il contempla les visages l’un après l’autre, revenant toujours à Howard Monaghan, l’Étincelle, sa bouche finement dessinée, ses yeux d’un bleu très clair.
Brusquement, l’esprit saisi par une froide certitude, Lennon sut qu’il avait déjà croisé cet homme.
« Roscoe », lança-t-il, sans détacher son regard de la photo.
Patterson s’approcha nonchalamment, sa bière à la main. « Quoi ?
— J’ai besoin que tu m’emmènes quelque part.
— Je suis pas ton putain de taxi. »
Lennon se tourna vers lui. « S’il te plaît. Un dernier service. C’est important. »
Patterson et Dixie échangèrent un coup d’œil.
« D’accord, on y va », dit Patterson.
41
Flanagan se dirigea vers son bureau, les mains chargées d’un sandwich emballé dans un film plastique et d’une bouteille d’eau. Elle n’avait plus aucun appétit depuis le vendredi, jour du diagnostic à la clinique, mais après la conférence de presse, son estomac avait commencé à gargouiller. Plusieurs heures plus tard, comme il ne se taisait toujours pas, elle était sortie pour chercher quelque chose à manger.
Elle arriva à sa porte et tourna distraitement la poignée. Mais quand le battant s’ouvrit, elle se rappela qu’elle l’avait verrouillé en partant.
Penché sur un tiroir du meuble de rangement, les doigts entre les feuillets, l’inspecteur-chef Hewitt se redressa.
Flanagan se figea sur le seuil.
Son visage, sûrement, montra qu’elle savait ce qu’il cherchait. Les documents qu’elle avait rapportés de l’appartement de Lennon étaient rangés dans le tiroir de son bureau fermé à clé. Quelques minutes plus tard, en le forçant, il les aurait découverts.
« Je peux vous aider ? » demanda-t-elle.
Hewitt sortit les doigts du tiroir à dossiers, le repoussa, et mit les mains dans ses poches. « Je cherchais juste… euh… je croyais avoir oublié… »
Laissant la porte ouverte, Flanagan gagna son bureau. Elle posa son sandwich et sa bouteille pendant que Hewitt bredouillait un mensonge qui ne venait pas.
Il finit par renoncer. La panique qu’il n’avait pas réussi à dissimuler s’effaça de son visage et il reprit l’air suffisant qu’elle lui connaissait.
« Je crois comprendre que vous avez fouillé l’appartement de Jack hier matin, dit-il.
— Absolument. »
Elle passa derrière son bureau, s’en fit un rempart.
« J’ai parcouru la liste des articles que vous avez pris.
— Ceci ne vous concerne pas. »
Il sourit. « Je suis de la C3, la branche du Renseignement. Tout me concerne. »
Elle ne faiblit pas sous son regard dur.
« Il manquait une chose dans cette liste, poursuivit-il en s’approchant du bureau, le contournant, réduisant la distance entre eux. Le bruit court que vous avez trouvé un dossier. Que vous l’avez emporté avec le reste. Mais il ne figure pas sur la liste.