Depuis un an et trois mois, l’Ombudsman, le Conseil supérieur de la police, et les propres supérieurs de Lennon essayaient de le tirer de ce mauvais pas. À trois reprises, il s’était présenté devant la commission d’examen pour mauvaise conduite au quartier général de la PSNI[3], à Knock Road, afin de relater les événements, inlassablement, au directeur adjoint de la police. Orr et le syndicat avaient fait tout leur possible, mais leur possible n’avait pas abouti à grand-chose.
L’affaire s’était nouée autour d’une jeune Ukrainienne du nom de Galya Petrova. Victime d’un trafic, contrainte de se prostituer dans un bordel à l’ouest de la ville, elle s’était échappée et avait tué un de ses ravisseurs au cours de sa fuite. Elle n’aurait pas vécu vingt-quatre heures de plus si Lennon ne l’avait pas amenée à l’aéroport ce jour-là, dans le froid du petit matin. Elle avait failli ne pas embarquer. Il avait reçu trois balles pour elle, pendant qu’elle partait en courant vers le terminal.
Celui qui pressait la détente était un jeune sergent, Connolly, dont le compte en banque venait d’être crédité de dix mille livres. À cause de Lennon, la femme du sergent était maintenant veuve et ses jumeaux en bas âge n’avaient plus de père. Il essayait de ne pas penser à eux, d’invoquer son état de légitime défense, mais ils revenaient sans cesse le hanter. Chaque jour.
Au début, Lennon avait plaidé qu’en secourant la jeune Ukrainienne, il avait aussi aidé à capturer un tueur nommé Edwin Payntor. Ça devait compter pour quelque chose, non ? Mais Payntor s’était suicidé durant sa garde à vue, et, malgré les corps enterrés dans sa cave, on ne pourrait jamais établir la preuve formelle qu’il était l’auteur de ces meurtres.
Si Lennon avait été maintenu jusque-là dans les rangs de la police, c’était uniquement parce qu’il détenait des secrets que certains préféraient ne pas voir divulgués. Il échapperait à une condamnation officielle, lui avait-on promis, s’il acceptait d’être rétrogradé, par conséquent moins payé, et de terminer son contrat de trente ans assis derrière un bureau. On montrerait ainsi qu’il avait été puni pour ses incartades, ce qui apaiserait les républicains du Conseil supérieur de la police, mais pas trop sévèrement, de sorte qu’une levée de boucliers serait évitée parmi les unionistes.
Mais Lennon ne pouvait pas se permettre une baisse de salaire. Pas maintenant. Et il refusait catégoriquement de moisir encore une dizaine d’années à classer de la paperasse. Il avait donc proposé l’alternative suivante : lui attribuer une pension d’invalidité, dûment calculée, ou assurer sa défense par tous les moyens possibles. En outre, il promettait de révéler tout ce qu’il savait.
Lennon s’affala au volant de sa vieille Seat Ibiza et tendit la main vers la boîte à gants. Le mal de tête avait empiré. Dans son crâne tout entier, derrière ses yeux, la douleur cognait comme un pouls affolé qu’il était incapable de réguler. Pas sans les cachets.
Ce serait sa troisième prise aujourd’hui, une de trop à l’heure qu’il était, mais la séance avec Orr l’avait vidé. Il pouvait bien dépasser un peu les limites qu’il s’était fixées. Juste pour cette fois.
Au moment où il entrebâillait la boîte à gants, une voix demanda : « Qu’est devenue l’Audi ? »
Il se tourna vers sa portière restée ouverte.
L’inspecteur-chef Dan Hewitt, mains dans les poches, costume impeccable et veste boutonnée. Aux yeux de n’importe qui sur le parking du commissariat, il aurait l’air de bavarder tranquillement avec un vieux collègue. Lennon et Hewitt, eux, ne se faisaient aucune illusion.
« Je m’en suis débarrassé », répondit Lennon en refermant la boîte à gants.
Il aurait pu ajouter qu’il ne pouvait pas se payer la réparation de la voiture qu’un SUV avait enfoncée pendant qu’il tentait d’aider Galya à se sauver, qu’il avait été obligé de la vendre, de rembourser le reste du crédit, et d’acheter un vieux modèle à hayon arrière. Mais Hewitt savait déjà tout cela. Lennon ne lui offrirait pas le plaisir de se l’entendre dire à voix haute.
« Les Audi sont des bagnoles pour frimeurs, de toute façon, dit Hewitt. Comment vas-tu ? Tu boites encore un peu.
— Pas du tout. Je n’ai rien aux jambes. »
La balle lui avait percé le flanc au-dessus de la hanche. De l’autre côté, sa blessure à l’épaule, pas encore tout à fait guérie, imprimait une raideur visible à sa démarche. Mais il ne boitait pas.
« D’accord, fit Hewitt.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Juste te saluer.
— Salut. Maintenant, dégage. »
Hewitt rit. « Toujours aussi aimable. Dans le temps, à Garnerville, tu aimais bien rigoler. Je ne te reconnais plus vraiment, hein ?
— Je pourrais te dire la même chose. »
Hewitt s’appuya contre la portière. « Tu pourrais en dire beaucoup sur moi, j’imagine. »
Lennon chercha son regard. « Si l’envie me prenait, oui.
— Si l’envie te prenait. Mais elle ne te prendra pas. » Hewitt se pencha plus près. « Pas vrai, Jack ?
— Ça dépend.
— Je sais que tu as fureté partout. Tu as ressorti d’anciens dossiers, tu as fait des copies. Ce genre de manœuvres ne passe pas inaperçu. Comment comptes-tu t’en servir ?
— Espérons que tu ne découvriras jamais la réponse.
— Je peux te faciliter la vie », dit Hewitt.
Lennon voulut fermer la portière, mais Hewitt la retint.
« Ou bien je peux te la pourrir. À toi de choisir, Jack. »
Lennon leva les yeux vers lui. « Tu peux m’obtenir une pension d’invalidité ?
— Non, répondit Hewitt en reculant d’un pas.
— Alors, je n’ai pas besoin de toi. »
Lennon claqua la portière et mit le contact.
4
La porte s’appliquait si étroitement contre le chambranle que Rea pouvait à peine glisser un ongle dans l’interstice. Elle la poussa de la paume. Pas le moindre jeu.
Sachant pourtant que c’était inutile, elle essaya la poignée. De type béquille, à la différence des boutons en porcelaine qui garnissaient toutes les autres portes de la maison, avec une serrure sur la plaque. Puis, à genoux, elle regarda par le trou. Tout noir.
« De l’air confiné et de la poussière », murmura-t-elle.
Devrait-elle rappeler le serrurier ? Sa facture pour la porte d’entrée avait été salée. Rea songea à l’état de son compte bancaire. Pouvait-elle tirer une telle somme ? Pas si elle voulait payer son loyer ce mois-ci.
Il ne restait donc plus qu’à forcer l’ouverture. La porte serait endommagée, ainsi que l’encadrement, mais si elle s’installait ici, elle la changerait de toute façon pour en prendre une comme les autres.
Voilà qui emporta la décision. Se rappelant avoir vu une vieille caisse à outils dans le garage, elle descendit à la cuisine. La porte qui donnait sur le jardin de derrière était verrouillée, sans clé. Elle sortit par le devant et fit le tour de la maison.
La voiture antique de son oncle était toujours garée dans l’allée, avec la vignette et l’attestation de contrôle technique, périmées, sur le pare-brise. Il faudrait sans doute la faire remorquer jusqu’à la casse.
Le garage, largement en retrait de la rue, était séparé de la maison par un portillon en métal rouillé. Elle tira le verrou et ouvrit les portes. Dans la lumière apparurent des murs en plaques de fibrociment amiantées. Encore une dépense pour s’en débarrasser.
Ne pense pas à ça, se dit-elle. Trouve un moyen d’entrer dans cette pièce.