Il s’avança dans l’atmosphère souillée de la pièce. En cinq pas, il parvint au registre, dont la couverture lustrée avait terni. Il s’agenouilla en grognant sous l’effort, et, sortant un mouchoir en papier propre de sa poche, s’en enveloppa les doigts pour tourner la première page.
Exactement comme Rea l’avait décrit. L’ongle, la mèche de cheveux. Le nom, Gwen Headley.
« Nom de Dieu », murmura-t-il.
Inutile de lire plus avant. Il était grand temps de transmettre cet objet à Flanagan, de lui raconter ce qu’il savait. À elle de poursuivre l’Étincelle, Howard Monaghan, l’homme qui avait tué Rea. Et tué aussi, pensait-il, toutes les personnes inventoriées ici, avec ou sans Raymond Drew.
Lennon appuya une main par terre pour se relever, le flanc douloureusement contracté. Il alla prendre le téléphone dans le coin, appuya sur la touche et maintint la pression. Quand l’appareil s’alluma enfin et trouva un signal réseau, l’icône de la batterie indiqua le niveau de charge par un mince trait rouge. Une image surgit dans son esprit : Rea l’appelant avec ce téléphone, sans se douter qu’il ne lui restait plus qu’un jour à vivre.
Il composa de mémoire le numéro de Ladas Drive.
« Passez-moi l’inspecteur-chef Serena Flanagan.
— De la part de qui ?
— Jack Lennon. »
Un silence. Puis : « Ne quittez pas. »
Tout en écoutant les notes synthétiques de la musique de mise en attente, il s’approcha de la fenêtre donnant sur la rue. Patterson n’était plus appuyé à la BMW. Lennon ne distinguait pas l’intérieur de la voiture à travers les vitres teintées, mais il se représenta Patterson assis au volant, envisageant de tourner la clé de contact et de le planter là. Une fois qu’il aurait parlé à Flanagan, il descendrait lui dire de déguerpir. Sa présence ne servirait qu’à compliquer les choses.
Un déclic, puis : « Où êtes-vous ?
— Deramore Gardens.
— À la maison ? demanda Flanagan. Vous êtes vraiment gonflé.
— Non, dans la rue en face. Vous feriez mieux de venir.
— Vous êtes prêt à vous rendre ?
— Dépêchez-vous. »
Lennon raccrocha et alla reposer le téléphone dans le coin de la pièce. Il ressortit sur le palier, ferma la porte derrière lui. Une main sur la rampe de l’escalier pour assurer son équilibre, il descendit avec raideur, le flanc meurtri par chaque pas.
Il entendit le gargouillis avant d’arriver en bas.
Par les portes ouvertes du petit salon, il les aperçut dans la cuisine. Roscoe Patterson sur le dos, un couteau enfoncé jusqu’à la garde dans la poitrine. Un râle étranglé montait de sa gorge, ses yeux vides fixaient le plafond.
Penché sur lui, un homme, celui que Lennon avait vu devant la maison trois jours plus tôt. Petit, mince, vêtu d’un gilet sans manches qui laissait deviner le corps dur et musclé d’un danseur. Des traits fins auxquels l’âge donnait un aspect émacié. Des cheveux blancs et gras aplatis sur son crâne. Le tatouage sur son cou qu’un col de chemise dissimulait autrefois.
Il regardait Patterson mourir avec une sorte d’intérêt détaché, comme un enfant qui étudie un insecte empalé sur une épingle.
Au bout d’un moment, il releva la tête et se tourna vers Lennon.
« Bonjour, Jack », dit l’Étincelle.
43
Le policier s’avança lentement vers la cuisine, pareil à un enfant qui s’apprête à recevoir une correction. Il ne pouvait pas cacher qu’il boitait, pas plus que l’homme étendu sur le sol ne pouvait masquer le couteau dans sa poitrine.
« Howard, dit-il.
— Personne ne m’appelle ainsi.
— Non. On vous surnomme l’Étincelle. »
L’Étincelle se redressa, s’écarta de la flaque rouge sombre qui s’agrandissait sur le linoléum.
« C’est vrai. Depuis tout jeune, quand j’ai fait mon apprentissage au chantier naval. Tiens, voilà l’Étincelle, ils disaient. Regardez-le sautiller comme une fillette. »
Lennon s’arrêta sur le seuil. « Ce sobriquet vous énervait ?
— Non. Je ne l’aimais pas. Mais les étiquettes vous collent à la peau, pas vrai ? » Il baissa les yeux vers sa victime à terre qui ne respirait plus. « C’est qui, votre ami ?
— Il s’appelait Roscoe. Ce n’était pas mon ami. Il me rendait des services de temps en temps.
— Roscoe. » L’Étincelle sentit un sourire lui venir aux lèvres. « Quel nom ridicule.
— Pourquoi l’avez-vous tué ?
— Il a essayé de me frapper. Et je me suis mis en colère. J’ai tendance à m’emporter facilement. Ça me prend tout d’un coup, et alors je… »
D’un geste de la main, il désigna l’homme à ses pieds, certain que le policier comprendrait.
« Je ne vous frapperai pas, dit Lennon. Je ne m’approcherai pas. On va juste parler. D’accord ?
— À qui avez-vous téléphoné ? » demanda l’Étincelle.
Lennon secoua la tête. « Je n’ai appelé personne.
— Menteur. À l’inspectrice ? Celle que j’ai vue à la télévision ?
— Je vous le répète, je n’ai appelé personne.
— Elle va venir ici ?
— Non. Personne ne va venir.
— J’aimerais bien la rencontrer, dit l’Étincelle. Je lui montrerais des choses.
— Comme quoi ?
— Des choses secrètes. »
Lennon s’avança d’un pas. « Vous voulez que je vous emmène la voir ? Je peux faire ça. Elle aussi, elle souhaite vous rencontrer.
— Vous lui avez téléphoné. Elle arrive. Mais j’imagine qu’elle ne viendra pas seule. Écoutez. »
Quelque part, pas très loin, le hurlement strident d’une sirène.
« Vous avez tué Rea ? demanda Lennon.
— Oui.
— Pourquoi ?
— Pour lui prendre la photo.
— Mais elle ne l’avait pas.
— Maintenant, je le sais. Je ne voulais pas la tuer. Je n’aurais pas dû. Mais je l’ai tuée. Toujours mon mauvais caractère. Déjà quand j’étais petit, mon oncle me traitait de sale môme. Sale petit vilain, il disait. Vilain garçon, méchant garçon.
— Vous avez tué les gens du registre ?
— Oui. Vilain, méchant, vilain, méchant… »
Sa voix ne devint plus qu’un souffle, une fumée s’échappant de ses lèvres.
« Raymond Drew vous a aidé ?
— Non. Il n’en a jamais eu le cran. Il n’était pas fort comme moi. Il n’avait pas le méchant en lui. Mais il aimait bien que je lui raconte. J’écrivais ce que je faisais pour qu’il le lise. Je lui envoyais des choses. On regardait le registre ensemble. Rien que tous les deux. C’était chouette. Il était mon ami.
— Juste un ami ? » demanda Lennon.
L’Étincelle inclina la tête. « Qu’est-ce que vous insinuez ? »
Lennon le regarda sans ciller. « J’ai parlé à quelqu’un aujourd’hui. Quelqu’un que vous avez connu autrefois.
— Qui ?
— Peu importe.
— Dites-le-moi.
— Dixie Stoops. D’après lui, Raymond et vous, vous étiez peut-être plus que des amis.
— C’est un putain de menteur ! » Propulsé par la force de sa voix, l’Étincelle se plia en deux et inclina le haut du corps, les bras collés aux hanches, de brillantes gouttelettes de salive jaillissant de sa bouche.
« Oui, dit Lennon, je n’en ai pas cru un mot. »
L’Étincelle se mit à rire et agita un doigt menaçant. « Vous essayez de m’appâter. » Il fit un pas en direction de la porte ouvrant sur le jardin. « Vous avez toujours la photo ?