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Le bruit du sang qui gouttait sur les dalles détourna Flanagan d’Ida. Carlisle chancelait, les mains crispées sur son estomac. Il baissa les yeux, vit le jaillissement écarlate entre ses doigts, et s’affala contre le réfrigérateur dont il macula la surface lisse et blanche de traînées sanglantes. Ses genoux heurtèrent violemment le sol, puis il resta assis sur les talons, la respiration sifflante, face à sa femme.

Le remords et un douloureux chagrin lui tordaient le visage.

« Pardon, dit-il. Ida, je suis désolé… Dis à Rea que je regrette. »

De longues secondes s’écoulèrent, Ida ne réagissait pas. Puis elle hurla : « Elle est morte ! » Elle bondit, bras tendus, mains comme des griffes. « Elle est morte, tu l’as tuée, tu l’as… »

Flanagan la saisit par les épaules. Les deux femmes roulèrent à terre. Ida tremblait, sanglotait, lançait des coups de pied.

« Demain », souffla Graham, d’une voix à peine audible.

Flanagan se tourna vers lui. « Quoi ?

— De… demain. Howard… l’Étin… l’Étincelle. »

À quatre pattes, elle le rejoignit au milieu de la mare de sang tiède. « Qu’est-ce que vous dites ? Vous deviez le voir demain ?

« Vic… Vic… toria… Sq…

— Victoria Square ? Vous alliez le retrouver ? Où, dans Victoria Square ? À quelle heure ? »

Les yeux écarquillés, Carlisle ouvrit la bouche pour parler.

Puis, silence.

Flanagan posa les doigts sur sa gorge, cherchant à palper la vie. Elle n’en trouva aucune trace. Du coin de l’œil, elle vit Ida prendre la lame du couteau et l’approcher de son poignet.

« Non ! »

Flanagan se rua sur elle et parvint à balayer la lame qu’Ida appliquait déjà contre sa veine. Elle tomba un peu plus loin. Ida voulut s’en emparer à nouveau, mais Flanagan la prit dans ses bras, la serra fort, la berça comme Ida l’avait bercée la veille.

50

L’Étincelle se réveilla tôt, dans sa chambre nue que le soleil levant éclairait d’un gris terne. Il était allongé sur la couchette du haut, blotti contre le mur, enroulé dans ses couvertures. Les lits normaux ne lui avaient jamais convenu. Trop mous, ils lui donnaient l’impression de s’enfoncer dans de la boue. Il préférait les mauvais grabats du temps de la marine marchande. Quant à ce lit superposé, il l’avait récupéré quelques années auparavant dans une auberge de jeunesse de Downpatrick en cours de rénovation.

C’est ainsi qu’il avait acquis la plupart de ses biens. Tandis qu’il sillonnait le pays en effectuant des boulots payés de la main à la main, et dépouillait des maisons ou des locaux industriels de leurs vieilles installations électriques pour les équiper d’un nouveau système, il ramassait ce qui lui paraissait utile dans les poubelles des chantiers.

Repoussant ses couvertures, l’Étincelle descendit sur le plancher de bois brut. Il s’approcha de la petite fenêtre et écarta le morceau de linoléum qui servait de rideau.

Tout était calme dans la rue.

Quelle différence, la veille. Les étudiants qui vivaient en colocation dans la plupart des maisons avaient bu jusqu’à tard dans la nuit, sortant des canapés et des fauteuils éculés sur les trottoirs malgré la température encore fraîche.

Les plus coriaces se tenaient toujours devant leurs portes, emmitouflés dans des vestes ou de gros sweats à capuche, avec d’énormes bouteilles de cidre à la main, ou du vin à forte teneur en alcool. Partout, détritus et canettes de bière vides, reliquats de repas à emporter.

Il les haïssait tous, ces sales mômes gâtés qui pissaient l’argent de leurs parents contre les murs, trouvant normal que la municipalité nettoie derrière eux. Les habitants ordinaires s’étaient enfuis. Ils vendaient à des promoteurs, à des investisseurs, et abandonnaient les rues à cette vermine.

Les Holylands[8], surnommait-on ce quartier de Belfast. Rien de saint ni de sacré ici.

Mais l’Étincelle avait continué d’occuper la maison qu’il louait sous un faux nom depuis plus de dix ans. Il allait et venait discrètement. Les étudiants le remarquaient à peine, rares étaient ceux qui restaient plus d’un an. Il vivait comme une souris derrière les plinthes, en les regardant se livrer à leurs activités abjectes.

La nuit dernière, alors que les fêtards beuglaient et chantaient à tue-tête, l’Étincelle avait fait son sac. Il n’emportait pas grand-chose. De quoi se changer. Se laver. Quelques-uns de ses dessins préférés, roulés et maintenus par un élastique. Quatre mille cinq cents livres sterling en billets, un peu plus de deux mille euros.

Il lui fallait encore une chose.

Le pistolet était posé près du lit, sur la commode d’enfant au vernis écaillé. Quittant la fenêtre, il s’approcha et le prit dans sa main droite. Cela faisait des années qu’il n’avait pas appuyé sur une détente. Il n’appréciait pas ce genre d’armes. Trop bruyantes, trop sensibles, trop facile. Mais il aimait bien son poids au creux de sa paume. Ce côté froid et dur, le pouvoir concentré dans le métal.

Les ressorts de la couchette inférieure grincèrent quand il s’assit pour attendre, son sac près de lui. Il avait beaucoup à faire aujourd’hui, mais pas tout de suite. Il posa le pistolet, sortit un bloc-notes de papier A5 à carreaux et un crayon, se mit à dessiner, esquissant des traits en diagonale, puis construisant peu à peu une tour dont les étages ressemblaient à des ponts de bateau. Des cercles et des barres verticales représentaient le public, des gens debout, montant et descendant. Combien y avait-il de niveaux dans le centre commercial ? Trois ? Quatre ? Aucune importance.

L’Étincelle arriverait à Victoria Square avec quelques minutes d’avance. Il ne craignait pas que Graham prévienne la police ; il n’en aurait pas le cran. Il viendrait ou ne viendrait pas.

Si Graham venait, tout irait bien. Il lui donnerait l’argent, l’Étincelle irait à pied jusqu’à Central Station, il prendrait le premier train pour Dublin et tout serait réglé, terminé. Pour lui, du moins.

Et si Graham ne venait pas ? Eh bien, alors, son destin serait prêt à s’accomplir, exactement comme il l’avait toujours imaginé.

Il tourna la page, commença un nouveau dessin. Un pistolet, semblable à celui qui reposait sur le lit. Un doigt, semblable au sien, pressant la détente.

51

Lennon emboîta le pas à Flanagan dans le couloir pour gagner la salle de réunion, un gobelet de café en polystyrène à la main. Dans cette même pièce, il avait passé une heure à se trémousser sur une chaise la semaine dernière, pendant que l’avocat de la Fédération de la police lisait ses notes.

Il avait à peine réussi à dormir, chaque cellule de son corps réclamant désespérément la tiède couverture des antalgiques, et sortait de la douche quand le téléphone avait sonné. Flanagan semblait ne pas avoir fermé l’œil du tout. Lennon regarda sa montre. Sept heures dix. En approchant de la porte, ils croisèrent deux agents qui eurent l’air visiblement surpris de le voir. C’était compréhensible. En dehors de ses entretiens avec l’avocat, il n’avait pas remis les pieds dans ce commissariat depuis plus d’un an.

Le brouhaha et les conversations se turent quand Flanagan entra avec Lennon, puis quelques discrets chuchotements se firent entendre. Les regards lui brûlaient la peau. Des agents du Département E, la Branche des opérations spéciales. Surveillance, infiltration, et, souvent aussi, missions d’enquêtes concernant les membres de la police. Certains s’étaient probablement penchés sur son propre cas, pensa-t-il.

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8

Holy land : terre sainte.