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La vieille caisse à outils était posée par terre au fond du garage, avec de vieux pots de peinture entassés par-dessus. Rea sentit le frôlement de toiles d’araignées sur sa peau quand elle s’avança dans la pénombre. Elle souleva les deux premiers pots — presque vides, à en juger par leur poids — et les posa sur le côté.

La base du troisième pot était collée à la rangée inférieure par de la peinture séchée. Lorsqu’elle l’attrapa, toute la pile dégringola. Elle fit un bond en arrière, d’abord pour épargner ses orteils, puis pour protéger ses chaussures de la flaque blanche qui se répandait sur le sol en béton.

« Eh merde. »

La flaque devint une mare.

« Putain… »

Elle imagina le regard que lui lancerait son père, cette expression de souverain mépris par laquelle il indiquait qu’il ne comprenait pas d’où lui venait une fille pareille.

« Saloperie de bordel de merde. »

Tant pis, elle s’occuperait de ça plus tard. Évitant la flaque, pressée contre le mur du fond, elle s’accroupit près de la caisse. Lorsqu’elle manqua soudain de perdre l’équilibre, elle se retint en posant une main dans la peinture pour ne pas tomber en avant. Un contact visqueux et froid sous sa paume. Elle lâcha encore un juron.

De sa main libre, Rea déplia le couvercle de la caisse. À l’intérieur se trouvait tout un ramassis de métal piqué de rouge, avec des manches en plastique fissuré. Des pinces et des tournevis. Une clé à douille — une cliqueteuse, comme disait son grand-père —, et quelques morceaux de paille de fer. Elle écarta les outils de petite taille pour atteindre le fond.

Ses doigts saisirent quelque chose de plus dur, plus froid, plus solide. Elle tira, éparpillant les tournevis et les pinces. C’était lourd, long d’une trentaine de centimètres, recourbé à une extrémité et fendu des deux côtés. Un pied-de-biche. Elle ne s’était jamais servie d’un tel objet, mais il lui paraissait tout indiqué pour ce qu’elle voulait faire.

Elle contourna la flaque de peinture et ressortit du garage.

Dans la rue, un jeune homme en costume bleu marine était debout sur le muret du jardin de la maison d’en face. Il appliquait un autocollant en travers du panneau de l’agence immobilière, remplaçant l’annonce « À louer » par « Loué ». Il aperçut Rea au moment où elle regagnait sa porte.

« Excusez-moi », lança-t-il.

Rea se retourna sur le seuil.

Il agita la main, sauta du muret et s’approcha au pas de course. Le portail du jardin grinça quand il l’ouvrit. Encore plus jeune qu’elle ne l’avait pensé, vingt-cinq ans tout au plus. Sans doute à peine sorti de l’université. Il s’avança vers elle, main tendue.

« Mark Javis. De l’agence Mason et Higgs. »

Rea montra sa paume luisante de peinture.

« Ah, fit-il en retenant son geste. Un voisin m’a annoncé la mauvaise nouvelle. Toutes mes condoléances. »

Rea cligna des yeux, interdite. « Merci. »

Elle savait ce qui allait venir et se prépara. Sois polie.

Il lui fit un grand sourire révérencieux. « Je me demandais si vous aviez déjà pris une décision concernant votre bien.

— Non, pas encore. Excusez-moi, je suis occup…

— Je comprends, dit-il en levant les mains. Mais je tenais à vous informer que les ventes repartent à la hausse dans le quartier, si les maisons sont mises au bon prix. Et bien sûr, le marché de la location est très sain en ce moment. »

Il indiqua la maison d’en face.

Rea ravala une envie de lui répondre grossièrement, de gifler sa petite gueule à l’air suffisant. Ou de laisser une empreinte blanche à l’arrière de son costume tout propre.

« Merci, mais ce n’est pas vraiment le moment de…

— Je comprends, répéta-t-il. Je voulais juste vous présenter les services que nous pouvons vous offrir et… »

Cédant à une brusque impulsion, Rea le fit taire en lui plaquant la main sur la bouche. Il recula. Un filet de peinture blanche gouttait de ses lèvres sur sa cravate.

« C’est pas le moment, je vous ai dit. » Elle lui montra le pied-de-biche. « Maintenant, s’il vous plaît, cassez-vous et fichez-moi la paix. »

Il battit en retraite, cracha de la peinture et tira un mouchoir de sa poche. « Mes condoléances », marmonna-t-il.

Rea rentra dans la maison et repoussa la porte d’un coup de hanche. Adossée au battant, elle se maudit de s’être stupidement emportée contre ce petit connard. Il ne faisait que son boulot. On l’avait formé pour accrocher le client.

« Ça partira à l’eau », dit-elle à l’adresse des murs nus.

Dans la salle de bains à l’étage, elle se rinça la main et la frotta pour se débarrasser de la peinture. Mais il en restait encore dans les replis de la peau et sous les ongles.

« Idiote », lança-t-elle à son reflet dans le miroir.

À trente-quatre ans, Rea Carlisle se considérait encore comme une petite fille. Alors que toutes ses connaissances de la fac semblaient s’épanouir en construisant une brillante carrière, une belle famille, ou les deux, elle se sentait engluée à jamais dans l’esprit d’une adolescente.

« Deviens adulte. »

L’écho de sa voix dans la salle de bains la troubla. Elle s’essuya les mains, tacha la serviette et ramassa le pied-de-biche par terre.

Sur le palier, la porte la défiait à la manière d’un ennemi. Elle crispa la mâchoire, prise d’une bouffée de rage. Ce n’était pas une fichue serrure qui l’empêcherait d’entrer dans une pièce, chez elle, puisqu’elle commençait maintenant à se sentir propriétaire.

Rea inséra la lame droite du pied-de-biche dans l’interstice entre le battant et le chambranle, près de la serrure. Une percée de quelques millimètres à peine. Elle força, en appuyant avec l’épaule. Rien ne bougeait. Elle pesa de tout son poids sur l’outil, entendit un léger craquement, puis sentit le pied-de-biche déraper et s’étala de tout son long sur la moquette.

Elle tomba sur le pied-de-biche, poussa un cri au contact du métal qui lui meurtrit les côtes et roula sur le dos en gémissant, les dents serrées, aveuglée par la douleur. Glissant la main sous son T-shirt, elle se palpa le thorax. C’était douloureux, mais pas entaillé. Elle inspira, expira, retenant le hurlement qui menaçait d’exploser. Rien de cassé, Dieu merci. Elle se voyait déjà expliquer à son père comment elle s’était fracturé une côte.

« Idiote. »

Ramassant le pied-de-biche, elle se remit debout et examina le léger dommage qu’elle avait infligé au chambranle. À peine une écaille dans la peinture, mais c’était un début.

Elle s’attaqua au même endroit. Cette fois, elle fit aller la lame de gauche à droite pour élargir le minuscule espace et se faufiler plus avant. Bientôt, elle avait réussi à enfoncer le pied-de-biche d’un centimètre. Pas trop difficile. Juste un peu de transpiration le long du dos.

Rea persévéra, balançant le pied-de-biche, poussant, récompensée par une série de craquements. Le bois plus tendre du chambranle accusait davantage le coup que la porte. Un centimètre plus loin, la lame rencontra un obstacle solide. Le pêne de la serrure. Le pied-de-biche n’irait pas plus loin.

Elle lâcha l’outil, qui resta fiché dans la brèche. Ses oreilles bourdonnaient. Aurait-elle assez de force ?

« Mais oui, bien sûr. »

Agrippant fermement le levier, elle écarta les pieds, et tira. Le sang cognait dans sa tête. Ses épaules tremblaient sous l’effort.

Rien.

Elle laissa ses bras retomber le long de son corps. Une goutte de sueur froide glissa de sa tempe sur sa joue. À nouveau, arc-boutée sur ses jambes, elle se jeta en arrière de tout son poids.

Un craquement sec, et la porte se décala. À peine d’un centimètre, mais elle avait bougé.