Le coup de feu résonna dans l’atrium et roula sous la haute voûte.
Un silence se fit après les derniers échos. Puis des cris. À l’étage au-dessus, un torrent humain qui se précipitait dans l’escalator, les gens se poussant et se bousculant, les plus grands et les plus rapides projetant les autres sur le côté.
« Qu’est-ce qui se passe ? dit Flanagan. Calvin, vous m’entendez ? Qu’est-ce qui se passe ?!
— Niveau 1, répondit la voix tendue de Calvin. Il est là, je le vois, il a une arme. J’essaie de descendre, mais les gens sont… il y a… je ne peux… »
Flanagan se rua vers le grand escalier, Lennon la suivit en boitillant. Ils tentèrent de remonter la marée des hommes, des femmes et des enfants terrifiés à qui ils devaient arracher chaque marche. Mais elle avait beau brandir sa carte de police, l’autre main crispée sur son pistolet, ils n’avançaient pas.
Lennon poussa une exclamation quand le flot des corps l’entraîna vers le bas, puis elle l’entendit jurer et pester en regagnant du terrain. Enfin, elle réussit à atteindre le niveau 1 et l’aperçut.
Howard Monaghan, l’Étincelle, un semi-automatique au poing, balayant du regard la foule en déroute, cherchant sa prochaine cible.
Un jeune homme gisait devant lui, mort ou agonisant. L’expulsion de son âme en même temps que le sang répandu.
Et là, en face, Calvin, émergeant soudain de la rivière humaine, seul et bien visible.
Il n’avait aucune chance.
57
L’Étincelle sentait ses terminaisons nerveuses qui fourmillaient sous sa peau, de la tête aux pieds, une puissante montée de jouissance telle qu’il n’en avait pas éprouvée depuis des dizaines d’années. Les cris. Le déferlement des gens effrayés.
Tout pour lui.
Tout affluant vers sa luminescence.
Personne ne l’avait vu sortir le pistolet de son sac. Ces moutons étaient bien trop occupés à contempler leurs portables, plus absorbés par le scintillement de leurs petits écrans lumineux que par le monde autour d’eux.
Il avait d’abord choisi l’enfant. Un petit garçon, deux ans à peine, qui marchait avec ses parents. Un avorton. Comme lui-même, autrefois. Il avait visé le centre de sa poitrine, pressé la détente, et… rien.
Le cran de sûreté. Le temps qu’il libère le mécanisme, le petit et sa famille étaient engloutis par la foule. Là, un jeune en survêtement, agrégat de coudes, de genoux et de boutons d’acné, le genre qui conduisait trop vite dans une minable petite voiture au moteur gonflé tandis que les basses d’une horrible musique cognaient à l’intérieur.
Bien sûr, l’Étincelle ne pouvait pas lire l’avenir, mais cela l’amusait d’imaginer la vie sur le point de s’achever.
C’était aussi simple que de tendre le bras pour envoyer un coup de poing. Le pistolet se cabra, il perçut la détonation dans ses oreilles, dans son poignet. Après, le garçon était étendu par terre. Et tout le monde se taisait, comme si ces centaines d’humains étaient aspirés dans un vide. Ensuite, ils hurlèrent. Et puis ils se mirent à courir.
Merveilleux.
L’Étincelle frissonnait de plaisir. Il avait expliqué à ce policier, Lennon, que tuer n’était jamais le but en soi. Mais peut-être se trompait-il. Et qu’au contraire, c’était ce qu’il avait toujours recherché.
Pour le savoir, un seul moyen.
Il promena son regard sur la masse grouillante, essayant d’isoler une autre cible. Difficile. Les gens s’enfuyaient et ne lui montraient que leurs dos. Peut-être une femme, ou une fillette. Mais il y en avait tellement. Tellement de possibles. Il aurait voulu tous les toucher.
Une chaleur lui envahit les yeux, une boule dans la gorge. Il avait envie de pleurer de joie. La beauté de l’acte, si simple. Choisis quelqu’un, pensa-t-il. N’importe qui.
Là, à travers ses larmes, il vit un homme qui luttait contre la marée humaine, à contresens. Jeune, propret, bien habillé, en costume cravate. L’homme cria quelque chose que l’Étincelle ne comprit pas et s’extirpa de la foule. Il avança en chancelant, bras ouverts pour conserver son équilibre. Ses semelles glissaient sur le sol lustré.
L’Étincelle visa.
L’homme se figea. Les yeux écarquillés.
Une bouffée de pur bonheur et de paix, un calme qui montait depuis les tréfonds de son être et l’irradiait jusqu’à ses extrémités.
L’homme leva sa main qui tenait quelque chose. Un objet sombre.
L’Étincelle entendit une déflagration, sentit le bruissement de l’air près de sa tête. Il pressa la détente et eut un mouvement de recul quand la cartouche vide lui frôla la joue. L’épaule de l’homme explosa dans une constellation écarlate. Il s’effondra.
L’Étincelle distingua alors clairement ce qui était tombé de sa main. Un pistolet ressemblant au sien, le canon encore fumant.
Pourquoi cet homme avait-il un pistolet ? Était-ce un policier ?
« Howard Monaghan. »
Il cligna des yeux. Son propre nom avait toujours résonné étrangement à ses oreilles. Pourquoi le prononçait-on ici ? Avait-il bien entendu ? Ou était-ce l’un des spectres qui hantaient les méandres de son cerveau ?
« Howard Monaghan, posez votre arme. »
Une voix de femme. Il tourna la tête dans sa direction.
La femme inspecteur qu’il avait vue à la télévision. Elle serrait à deux mains un pistolet braqué sur lui. La police l’attendait. Mais pourquoi ? Comment ?
Il mit les mains en l’air, sans lâcher le pistolet qui menaçait à présent les étages supérieurs, le doigt à l’extérieur du pontet.
Elle s’approcha. « Howard, posez votre arme, sinon je tire. »
L’autre policier derrière elle. L’Étincelle sourit, une larme tiède roula sur sa joue.
« Bonjour, Jack. »
Lennon n’était pas armé. Il se tenait les bras écartés, mains loin du corps, prêt.
Un autre homme se détacha de la foule, pistolet au poing. L’Étincelle remarqua le fil qui pendait à son oreille et se glissait sous sa veste comme un serpent.
Encore la voix de la femme inspecteur. Elle voulait qu’il pose son arme, sinon… Comment s’appelait-elle ? Ah oui, Flanagan.
« D’accord, dit-il. Mais avant, je voudrais vous raconter quelque chose.
— Je vais tirer, répéta Flanagan.
— Non, vous ne tirerez pas. Vous ne pouvez pas. On n’est pas en Amérique. Je ne vise personne. Je n’ai pas le doigt sur la détente.
— Posez votre arme immédiatement.
— Oui, mais je veux d’abord vous livrer un secret. Sur Graham Carlisle.
— Graham Carlisle est mort. » Flanagan n’était plus qu’à trois mètres.
« Quoi ?
— Il a été tué par sa femme hier soir. »
L’Étincelle se tourna vers Lennon. « C’est vrai, Jack ? Il est mort ?
— Oui, c’est vrai. Comment vous aurait-on trouvé ici, autrement ?
— Il vous a dit qu’il avait été très vilain ?
— On sait tout. Allez, ne soyez pas stupide. Posez le pistolet. »
Une rage cuisante dans son ventre. Comme un enfant qui n’aurait pas pu souffler les bougies de son gâteau d’anniversaire.
L’Étincelle haussa les épaules. « Tant pis. Alors, c’est fini, hein Jack ? »
Lennon remonta le long de la rambarde, du côté des ascenseurs. Plus près. « Oui, c’est terminé. Posez le pistolet, pour qu’il n’y ait pas d’autres blessés.
— J’aurais dû en tuer plus. Maintenant, c’est fini, et je n’en ai pas eu assez. Je voulais plus. »
Lennon devant l’escalier, à moins de deux mètres. Flanagan en face, le pistolet dans ses mains qui ne tremblaient pas.