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Ellen secoua la tête. « C’est bête. Tu as essayé de l’aider. »

Lennon aurait pu débattre avec sa fille, avouer que lui-même se reprochait parfois la mort de Marie McKenna, bien que ne reconnaissant aucune logique à cette idée. Il aurait pu confier à Ellen que le destin de sa mère n’était qu’un parmi les fardeaux qu’il portait sur ses épaules tous les jours.

« Je t’aime, dit-il seulement. Tu le sais, ça, hein ? »

Il entendit le déclic de la ceinture de sécurité, et elle vint lui mettre les bras autour du cou. Il l’embrassa sur la main. Reçut ses lèvres sur sa joue. Se sentit propre, pour la première fois aujourd’hui.

Le feu passa au vert. « Ceinture », dit-il.

6

Rea contempla l’obscurité pendant de longues secondes. Elle se sentait comme un rongeur, immobile devant la face d’une chouette silencieuse.

Au bout d’un moment, elle se secoua, avala du sang, et dit tout haut : « Bon, allez. »

Elle se leva et s’appuya contre la rambarde, prise d’un vertige. Quand ses yeux s’acclimatèrent à la pénombre de la pièce, elle vit qu’un mince rai de lumière filtrait autour d’un store fermé. Lâchant la rambarde, elle s’avança sur le seuil. Le plancher peint craqua sous son pied.

À l’intérieur, elle distinguait de vagues formes dans le noir, peut-être des meubles, des tableaux aux murs. Elle chercha à tâtons un interrupteur, le trouva, le bascula. Éblouie par la lumière crue d’une ampoule qui pendait au plafond, elle cligna des yeux et s’en protégea avec les mains.

Le mot « bureau » surgit dans son esprit.

Oui, bien sûr, un bureau, comme chez beaucoup de gens qui disposaient d’une chambre d’amis. Le centre de la pièce était occupé par une table qui semblait provenir d’une salle de classe, flanquée d’une unique chaise. Un tableau en liège sur un mur, nu, garni seulement de punaises. Une grande carte des îles Britanniques sur le mur opposé.

Ça ne collait pas, pourtant.

D’après ce qu’Ida avait raconté, l’oncle de Rea était ouvrier. Il avait fait un bref passage dans la marine marchande, avant de se marier, mais avait toujours travaillé de ses mains par la suite. Il sillonnait l’Angleterre et l’Irlande d’un emploi à un autre. Quel besoin avait-il de s’aménager un bureau à la maison ? Et qui plus est, un bureau sans ordinateur — au moins un portable, ou même un netbook ?

« Tu ne le connaissais pas », dit-elle.

Rea se morigéna de parler à une pièce vide, ce qui lui arrivait de plus en plus souvent. Symptomatique de quelqu’un qui était célibataire depuis trop longtemps. Bientôt, elle aurait une douzaine de chats.

Avec le sentiment désagréable d’être une intruse, elle s’approcha de la table et se tint debout près de la chaise. Le plateau était incrusté de graffitis puérils, d’insultes et d’injures, de noms de groupes formés durant les années 1980. The Smiths, Jesus and Mary Chain, The Specials. Dans un coin, Iron Maiden, AC/DC, Dio. Le genre de musique qu’écoutaient des ados en tripotant leurs boutons d’acné. Rea se représenta la table au milieu d’une salle de classe, la poussière de craie en suspension dans l’air, un maître vieillissant conjuguant des verbes latins pendant qu’un jeune garçon au teint pâle gravait les mots Echo and the Bunnymen dans le bois. Raymond l’avait sans doute récupérée dans une benne quelque part.

Puis elle remarqua le mince tiroir sous le plateau.

Un bouton en cuivre tout simple. Elle tira. Le bois chuchota contre le bois. Elle fixa un moment l’objet qui lui apparut avant de comprendre de quoi il s’agissait.

Un gros registre relié en cuir, semblable à un livre de comptes, ou à un album photo. Oui, voilà. Un album de mariage. Datait-il de celui de son oncle ? Il ne semblait pas si vieux, mais peut-être avait-il été bien préservé.

Elle le sortit du tiroir, surprise par son poids dont elle se délesta sur la table. Elle imagina Raymond assis à cet endroit, tournant les pages, contemplant les photos de son épouse morte. La pitié lui serra le cœur, comme souvent depuis quelques jours.

Rea se demanda à quoi avaient ressemblé son oncle et sa tante. Comment s’appelait-elle déjà ? Carol. Oui, Carol, c’était ça.

Elle ouvrit le registre.

À l’intérieur, sous le rabat de la couverture, il y avait une enveloppe en papier kraft. Remplie de photos, à en juger par son épaisseur. Elle la prit, y glissa les doigts et dégagea un paquet de clichés, entre quinze et vingt, de tailles et de formes différentes.

Le premier la dérouta, par le sentiment de certitude mêlé d’hésitation qu’elle éprouva en reconnaissant les trois visages.

Elle-même, sa mère et son père. Un restaurant au décor clinquant. Ida Carlisle avec la figure et les bras rouge homard, elle aussi. Des vacances en famille, chose plutôt rare, qui remontaient à plus d’une douzaine d’années. Rea venait d’obtenir son diplôme de l’université, et Ida avait tenu à fêter l’événement. Graham avait résisté, alléguant une charge de travail beaucoup trop lourde, mais il avait fini par céder.

Ils étaient partis une semaine à Salou, sur la Costa Dorada, sept jours d’un ennui épouvantable. Si elle sortait boire un verre dans un bar, ses parents manifestaient clairement leur désapprobation, de sorte qu’elle avait passé presque toutes ses soirées à relire les livres qu’elle avait apportés, pendant que son père se plaignait de tout le boulot qu’il aurait à rattraper en rentrant.

Pourquoi son oncle détenait-il ce cliché ? D’où lui venait-il ? Puisque Ida et Raymond ne s’étaient pas parlé depuis des années, Rea les voyait mal échanger des photos.

Elle les examina une à une. Encore quelques portraits de sa famille, une excursion, un anniversaire, vieux d’une vingtaine d’années. Un frisson la parcourut en imaginant son oncle seul dans cette pièce, penché sur ces images.

Une demi-douzaine de photos plus anciennes montraient Raymond dans la marine marchande, arborant l’uniforme ou en tenue relâchée. Mangeant à la table d’une cambuse. Torse nu sur le pont d’un bateau. Il ne souriait que sur une seule des photos et, même là, semblait fournir un douloureux effort.

Rea retourna la dernière photo, un tirage polaroid aux couleurs ternies. Un groupe de six hommes. Des drapeaux paramilitaires sur le mur derrière eux. Les trois hommes au second plan étaient vêtus de chandails militaires et de pantalons de camouflage, le visage dissimulé sous une cagoule. Ils tenaient des armes à la main, deux AK-47 et un pistolet qu’elle n’aurait su identifier.

Les trois hommes au premier plan, jeunes, moins de trente ans, étaient accroupis, en civil, les mains vides. À gauche, Raymond Drew, les traits inexpressifs, le regard dardé sur l’objectif. Au milieu, un jeune homme qu’elle ne connaissait pas, avec un sourire forcé. Un tatouage sur le cou.

À droite, Graham Carlisle, souriant. La première pensée qui traversa l’esprit de Rea : si jeune. Vingt-quatre ou vingt-cinq ans ?

Puis elle se demanda ce que son père faisait avec ces gens, les paramilitaires. Et oncle Raymond. Étaient-ils amis ?

Elle effleura le visage de son père en se demandant si elle le connaissait, finalement. Tant de questions, et il ne répondrait à aucune. Elle décida donc d’interroger sa mère, rangea les photos dans l’enveloppe et la mit de côté, puis revint au registre.

Le papier était raide lorsqu’elle tourna la première page. Une minute ou plus s’écoula. Elle ne parvenait pas à assimiler ce qu’elle avait sous les yeux.

Un seul mot, un nom, découpé dans le gros titre d’un journal et collé en haut de la feuille.