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Gwen.

Une mèche de cheveux, couleur de blé, nouée avec un joli ruban et fixée sous le nom. Rea les caressa dans un geste involontaire. Soyeux et doux.

Et quelque chose d’autre, collé aussi. Une goutte translucide et laiteuse, au bord inférieur déchiré, taché. À nouveau, les doigts de Rea perçurent une texture terriblement familière.

Alors elle comprit, et son estomac se révulsa. Elle ravala une montée de bile, déglutit encore, sentit sa gorge livrer passage à une chaleur.

Elle courut à la salle de bains et vomit dans le lavabo. Puis une deuxième fois. Les entrailles tordues, les yeux brûlants. Elle ouvrit les robinets, le jet à fond pour laver le flot immonde qui continuait à jaillir.

Quand elle eut fini, le ventre vide et douloureux, elle se rinça la bouche et s’aspergea le visage d’eau froide. Sa peau gardait le souvenir de l’ongle déchiré. Une nausée lui retourna à nouveau l’estomac, mais elle n’avait plus rien à rendre.

Rea se laissa choir par terre et appuya le dos contre le rebord de la baignoire. Elle croisa les doigts, fort, pour contenir les tremblements qui la secouaient du plus profond.

« C’est pas vrai… »

Mais il n’y avait aucun doute. C’était un ongle humain. Celui d’une femme, d’après la forme. Et les cheveux. Avaient-ils appartenus à la femme de Raymond ? Les conservait-il en sa mémoire ? L’appelait-il Gwen, en lui inventant un surnom affectueux ?

Elle se représenta oncle Raymond, ou du moins l’ombre fantomatique qu’il était dans sa mémoire, penché sur le cercueil de sa femme, ciseaux dans une main, pinces dans l’autre.

Prise d’une irrépressible envie de rire, elle plaqua une main sur sa bouche pour se contenir. Personne n’entendrait, mais quand même, elle ne voulait pas se moquer d’un mort et de son chagrin.

Allez, se dit-elle. Ressaisis-toi. Va regarder. C’est dégoûtant, mais ça ne te tuera pas.

Rea ferma les yeux, compta jusqu’à dix, et se leva. Sur le seuil de la chambre, elle marqua une pause. Le registre était toujours ouvert sur la table, là où elle l’avait laissé, avec l’enveloppe contenant les photos. Elle entra lentement, silencieusement, comme si elle craignait de le réveiller.

Elle s’arrêta. Ne sois pas si stupide. Des cheveux et un ongle. C’est tout.

Debout près de la table, elle considéra le registre. Quel homme étrange, pensa-t-elle, si triste, qui conservait de telles choses ici. Des trésors pour lui, peut-être. Précieux objets qu’il fallait enfermer à double tour. Elle attrapa le coin de la page, la tourna, la laissa retomber de l’autre côté.

« Oh non. »

Un article découpé dans un journal.

GWEN DISPARUE AURAIT ÉTÉ ENLEVÉE.

La photo en noir et blanc d’une jeune femme, un portrait réalisé en studio. Sourire réticent, joli visage, coiffure et bijoux d’une autre époque.

« Mon Dieu, non. »

La photo était accompagnée d’une légende en caractères gras.

La police du Grand Manchester exprime son inquiétude sur le sort de Gwen Headley, 23 ans, disparue depuis samedi matin.

Rea eut soudain très froid, comme si tout l’air de cette pièce secrète s’était insinué sous ses vêtements. Elle frissonna en luttant contre l’envie de s’enfuir.

Mais elle voulait savoir.

Sur la page opposée, des feuillets détachés d’un carnet et collés les uns à la suite des autres, chacun couvert d’une écriture fine et précise. Avec aussi des dessins, petits, délicatement esquissés, représentant la même jeune fille. Et, en tête du premier feuillet, son nom, suivi d’une date.

En dépit du sens commun qui lui criait de s’abstenir, Rea se mit à lire.

Gwen Headley
Mai-juin 1992

Je l’ai rencontrée à la poste de Cheetham Hill Road, dans les quartiers nord de Manchester. Elle travaillait au guichet. Je venais chercher un formulaire de demande d’immatriculation pour le fourgon que j’avais acheté lors de mon dernier chantier. Elle avait des cheveux magnifiques. Je l’ai observée par la vitre tout en feignant de ne pas trouver le formulaire.

J’y suis retourné le lendemain pour acheter des timbres. J’ai attendu, attendu, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne à son guichet. Quand je me suis approché de la vitre, elle m’a souri, et j’ai frissonné.

Pendant un moment, je n’ai pas su quoi dire. J’étais là, muet, à la regarder comme un imbécile.

« Vous désirez ? » a-t-elle demandé.

J’ai ouvert la bouche, mais rien n’est sorti. Elle avait haussé les sourcils, un petit sourire amusé aux lèvres, et j’ai eu envie de balancer mon poing dans la vitre.

Enfin, j’ai dit : « Des timbres. »

Le badge sur son chemisier indiquait qu’elle s’appelait Gwen.

« Quel genre de timbres ? »

Je la regardais toujours.

« Tarif prioritaire ou économique ?

— Prioritaire. Donnez-m’en une douzaine, s’il vous plaît. »

Elle les a détachés d’une feuille pendant que je prenais l’argent dans ma poche. J’avais le compte exact, au penny près, et j’ai déposé les pièces sur le plateau. Elle m’a fait passer les timbres.

Je suis resté là, les timbres dans la main, pendant je ne sais combien de temps. Au bout d’un moment, elle a demandé : « Il vous faut autre chose ? »

J’ai dit : « Non, pardon », et je suis parti, le visage en feu.

Je n’ai pas dormi cette nuit-là. La vieille maison de George Street que je partageais avec d’autres ouvriers, les lits superposés occupés vingt-quatre heures sur vingt-quatre par les équipes de jour ou de nuit, les craquements et les ronflements autour de moi. Je ne pouvais pas m’ôter son visage de l’esprit. Ce petit sourire malicieux. Comme si elle voyait tout au fond de moi et savait combien je suis pourri à l’intérieur. Avec l’air de me juger.

La pièce sur le devant de la maison était un ancien salon de coiffure, fermé depuis que le propriétaire avait mis la clé sous la porte, abandonnant trois fauteuils pivotants équipés de casques chauffants et les miroirs aux murs. Le nouveau propriétaire ne s’était pas donné la peine de les enlever, et je me suis assis dans un des fauteuils pour réfléchir tandis que le jour se levait.

Alors, j’ai pris ma décision.

Je l’avais déjà fait, souvent, mais toujours sur un coup de tête, sans rien prévoir, parce que j’y étais amené par un enchaînement de circonstances fortuites. Garçons et filles. Combien y en a-t-il eu ? Je ne saurais dire précisément. La première fois remonte à plus de vingt ans, du temps où je travaillais dans la marine marchande. Je ne me rappelle même plus à quoi il ressemblait, juste que ça avait été soudain, rapide, et terminé avant même que j’aie eu conscience d’avoir commencé.

On s’était rencontrés dans un bar. Ensuite, il m’a entraîné au fond d’une ruelle. Il avait envie de me caresser, moi aussi j’en avais envie, et je ne supportais pas.